Lu pour vous : Alexandre Grothendieck

Lu pour vous

 

Alexandre Grothendieck

 

Sur les traces du dernier génie des mathématiques

 

 

Par Philippe Douroux

 

Allary Editions

 

 

Ce livre m’a été offert pour mon anniversaire par une de mes filles. Je me demandais pourquoi ce livre là, moi qui avais quitté les mathématiques depuis bien longtemps pour les sciences, certes "humaines", mais néanmoins dites, à juste titre sans doute, "molles" comparativement aux autres qui seraient, elles, dites "dures".

 

Et pour autant, toute mon expérience personnelle et professionnelle de vie, n'a cessé de me conforter dans l'idée que c'est précisément la "mollesse" souple  du fonctionnement psychique de l’Homme, doté d'une fonction symbolique de langage et de pensée, qui lui confèrent paradoxalement toute la force de son « génie » créateur et de son adaptabilité, par le manque et la fragilité même sur lesquels elles s'appuient.



Eh bien, elle a eu raison, ma fille. Car de mathématiques, il n'y en a bien moins que de traces humaines d’un surprenant et douloureux parcours de vie qui se lit comme un roman. Derrière le mathématicien de génie c’est surtout l’homme raidi par ses brisures intérieures, sa personnalité "entière" rejetant tout compromis  et son parcours grandiose et chaotique que l’on découvre.

 

 

 

Alexandre Grothendieck, ancien membre du groupe Bourbaki, dont s’inspirait de très prés, dès les années soixante mon très pointu professeur agrégé de Mathématiques de Math Elem au Lycée Gassendi de Digne, a enseigné notamment à l’école normale supérieure de la rue d’Ulm et au Collège de France. Il était détenteur de la médaille Fields qu’il a refusé d’aller chercher sous Brejnev à Moscou en 1966.

 

   Peu après, avec la « révolution » de mai 68 qui le confronte aux discours contestataires hostiles de l'autorité et de l’ordre établi et à la découverte d'un financement militaire de son institution de recherche, s'enclenche une dramatique contradiction avec lui-même qui l'amène à changer de cap dans sa vie. Selon son fonctionnement prévalent "entier" en "tout ou rien", il ne peut guère composer avec une contradiction interne. Il perd alors, avec l’espoir, le soutien de l’utilité sociale de la science et de sa recherche auxquelles il tourne le dos au profit de la nécessité radicalisée de devoir « sauver » la planète qui se meurt et d'un goût nouveau pour la médiation et la recherche intérieure jusque là négligée. Dans le contexte de ce revirement, il annonce même à plusieurs reprises la fin du monde pour bientôt.

 

S’étant coupé de lui-même par raidissement dans un égo défensivement démesuré et sans doute par défaut de ce qui lui permettrait de mieux vivre et composer avec une division conflictuelle en lui, il s’était alors coupé du monde, de ses amis, de sa famille et du lien social. Il vivait reclus depuis sa retraite dans un tout petit village des Pyrénées, en Ariège en essayant intuitivement, par la médiation et l'introspection, de déplacer sa recherche passée de la mise à jour des structures cachées des objets mathématiques aux mystères de ce dont il s'était coupé de sa propre intériorité psychique.  

 

   Il est mort en 2014, laissant des malles de documents et des milliers de pages qu’il reste à la communauté scientifique à déchiffrer et exploiter. Il est considéré par ses pairs comme le dernier génie des mathématiques.

 

Il écrivait et créait, toutes les nuits de 15 à 20 pages de mathématiques pures demandant parfois chacune alors à ses élèves ou son collaborateur et ami de Bourbaki Dieudonné plusieurs heures exténuantes de remise au propre pour publication.

 

Sa personnalité difficile, en tout ou rien, d’ancien enfant abandonné classé « indésirable » sous Vichy, puis repris pour un temps, l’a conduit après un démarrage génial sur les chapeaux de roues pendant une vingtaine d'années dans l’école française des mathématiques avec les membres éminents du groupe « Nicolas Bourbaki » à l’origine des maths modernes, à refuser les plus grands honneurs et récompenses internationales ainsi qu’à voir exceptionnellement non reconduit son enseignement au collège de France.

 

 Pour autant, c'est sans doute l'existence d'un nouage originel mal assuré ou en défaut chez lui, réactivé dans sa fragilité par le choc déclencheur de son basculement vers une autre radicalité, qui l’avait sans doute poussé à chercher (et peut-être trouver quand ça sera tout déchiffré) du côté très pointu de ce qu’il appelait les « motifs » mathématiques sous-jacents aux structures qu'ils avaient fonction de relier.

 

A lire ce qu'en dit le journaliste auteur du livre et à lire les propos mêmes de Grothendieck dans son ouvrage de réflexions sur lui-même intitulé "Récoltes et Semailles", on peut en venir à penser que, poussé par un nouage coordinateur en souffrance à l'intérieur de lui-même,  il cherchait intuitivement sans relâche à unifier et nouer des liens cachés entre des "structures" extérieures ...comme il en avait peut-être l'intuition qu'il aurait dû le faire en lui même.

 

Ça ne manque pas d’évoquer comme la recherche d'une théorie du Tout, de l’unification des champs de force de l’univers sur laquelle planchent actuellement les physiciens théoriques du monde entier.

 

Une sorte de recherche d’équation du tout qui, signerait peut-être comme une sorte de métaphore de la recherche intérieure insu de ce qui ferait tenir ensemble et relierait  ce qui, mentalement fissuré ou fragilisé par défaut de lien intériorisé, s’est mis en souffrance  EN LUI, dès les années 70. Quand, confronté à la contestation des manifestants de 68 il en était venu à penser que la recherche scientifique « bourgeoise » et suppôt des forces du « mal », devait s’arrêter parce que la terre allait en être détruite, puis en 1970 qu'il devait quitter les institutions de recherche de haut niveau à cause notamment de leur financement militaire et aussi du mépris et de la trahison souterraine de ses élèves et de ses pairs. Dilemme intenable et pour lui inconciliable entre le tout bon et le tout diabolique. Mais dilemme en lui, sans doute sans l’appui structurel régulateur d’une possible meilleure médiation coordonnatrice intérieure.

 

Enfant d’une famille de militants anarchistes d’Europe centrale, abandonné en famille d’accueil par ses parents, puis repris, il était arrivé en France en 1939. Il avait donc connu les camps d’internement politique des « indésirables » et s’était précipite dans le refuge des mathématiques. A onze ans, il découvre comment calculer la circonférence du cercle, fait des études à Montpellier qui ne le distinguent pas spécialement par ses notes, mais néanmoins son esprit plus que brillant, bien qu’en dehors des canons universitaires, est remarqué. Aussi, rapidement, on l’envoie directement se présenter aux membres de l’école française de mathématiques, l’une des meilleures du monde à l’époque, parait-il. Il est pris en main par les plus grands (du Groupe Nicolas Bourbaki) qu’il étonne et bouscule par son génie. Il devient l’un des leurs.

 

En 1966, il n’obtient rien de moins que la célèbre médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques. Il ne va pas la chercher à Moscou et regrette de ne pas l’avoir refusée. En 1982, cette fois-ci, il se rattrape et refuse le prix Crafoord, autre équivalent Suédois du Nobel pour les matières qui en sont exclues.

 

Après mai 1968, au début des années 70 donc, son basculement radical intérieur l’amène  à fuir toutes les hautes institutions de recherche scientifique pour la seule recherche de l’équilibre de la planète et pour la pratique de la "méditation". Écarte du Collège de France, « on » réussit néanmoins à le caser, lui l’atypique génial qui ne rentre dans aucune case administrative, à l’université de Montpellier. Il en part à sa retraite en 1991 pour aller s’isoler et se couper du monde et des Hommes dans un village perdu de l’Ariège.

 

Mais la coupure, radicale selon son fonctionnement "entier" et raide  en "tout ou rien" se fait aussi de plus en plus marquée en lui d’avec ses projections « diaboliques » persécutrices, comme si en lui il y avait de fait un défaut de « motif » qui ne puisse faire liaison symbolique de compromis (comme beaucoup de névrosés) entre des parties extrêmes. Celles-ci restent chez lui séparées en un « tout ou rien ». L’orgueil  se double d’un non renoncement à la quête incessante d’absolu, non sans avoir l'intuition qu'il faille aussi et surtout chercher en lui à trouver la structure profonde cachée.

 

J’ai relevé ici et là des extraits, indicateurs après-coup, de ce qu’il écrit (2) qui préfigure un peu ce qui le cause comme Homme à travers ce qui le cause comme chercheur.

 

« L’année 1955 marque un tournant crucial dans mon travail mathématique : celui du passage de l’analyse à la géométrie. […] S’il y a une chose en mathématique qui me fascine plus que tout autre, ce n’est ni le nombre, ni la grandeur, mais toujours la forme. Et parmi les mille et un visages que choisit la forme pour se révéler à nous, ce qui m’a fasciné plus que tout autre et continue à me fasciner, c’est la structure cachée dans les choses mathématiques. »

 

Et ça, dit-il, « ça ne s’invente pas, ça peut seulement se découvrir, dans le sens de se mettre à jour ». Mettre à jour la structure du monde s’il n’est pas le seul à proclamer cette ambition, il a été pourtant un des rares à présenter le programme qui doit aboutir à cette description lors du congrès de mathématiques d’Edimbourg en 1958. Bien d’autres choses depuis restent à déchiffrer et à intégrer à l’avancée de la science de la structure cachée des choses et de l’univers.

 

Mais voilà que ce projet intérieur qui le « tenait » et le soutenait vacille après 1968 où allant à la rencontre des étudiants contestataires, ceux-ci lui expliquent qu’il n’est qu’un mandarin bourgeois à la solde des puissances de l’argent pour détruire la planète. Voici ce qu’il écrit pensant, par ailleurs, que la recherche scientifique n’aboutit qu’à donner aux hommes les moyens de provoquer la fin du monde.

 

« Tu comprends que notre connaissance sera morte à partir de l’instant où sera fermée la porte de l’avenir » écrit-il à un ami. Dans son ouvrage "Récoltes et Semailles" de plus de mille pages, il intitule le  chapitre relatif à son départ "La mort du patron".

 

Lutte épuisante, « follement » désespérée et peut-être sans issue névrotique à conflictualiser sur un mode métaphorique et par des symptômes pour lui qui fonctionne, à faible degré de liberté en « tout » ou « rien », entre la force de vie et la force de mort, puisque la vie, « sa vie » ne tient, ne tenait on l’a vu, que grâce à l’artifice de sa recherche mathématique. Une recherche socialisante qui le « tient » mentalement non éclaté, mais qui contredit par ailleurs, faute d’élément de coordination et de compromis, sa volonté de vivre en ce qu’elle conduit à la mort…de la planète. Comment résoudre, dans les deux seules dimensions du « tout ou rien » à sa disposition, cette « équation »-là ? Impossible !  Il tentera d’ailleurs vainement de se suicider pour échapper à une sorte de "diable" en lui rejeté, projeté et perçu consciemment à l’extérieur, y compris sur un arbre de son jardin, comme élément mauvais et persécuteur.

 

Parlant de ses enfants, il me semble pouvoir entendre dans ce qu’il dit percevoir d’eux la projection extérieure de ce qu’il ne perçoit pas s’être passé pour lui : un défaut opératoire de signifiant du père. Ou le défaut de quelque chose qu’on traduit habituellement comme l’intériorisation d’une fonction paternelle et qui joue le rôle mental d’un opérateur symbolique. Celui qui permet à l’Homme de relier métaphoriquement les choses. Il en a toutefois l’intuition… mais chez les autres seulement. Je le cite : « « Par une étrange ironie, il s’est trouvé pourtant qu’aucun de mes cinq enfants n’a accepté le fait de m’avoir pour père. [[….] cette division dans leur relation à moi est le reflet d’une division profonde en eux-mêmes, d’un refus  notamment de tout cela en eux qui les apparente à moi, leur père. » [i]

 

Un de ses élèves le présente comme un « extra-terrestre » comparativement aux autres mathématiciens. Voici ce qu’il en dit.

« On présente les mathématiques comme une science hypothético-déductive. Mais pour tous les mathématiciens que j’ai vus à l’œuvre, cela passe par des « objets » concrets. Les hypothèses généralisent ensuite […]

Cette méthode n’est pas celle de Grothendieck. Que de fois, bloqué dans une démonstration, je suis arrivé à sa table de travail après avoir sué sang et eau pour calculer et comprendre un exemple. Je le voyais alors ignorer superbement ce détour et pulvériser, il aurait dit « dissoudre », les difficultés par encore plus d’hypothético-déductif. J’ai gardé l’impression que ce qui était concret pour moi était plutôt une gêne pour lui, que son intuition était ailleurs. »

 

C’est avec cet ailleurs coupé originellement de lui et c’est en se coupant du monde et en se faisant rejeter des institutions et des groupes avec lesquels il aurait pu faire lien, qu’Alexandre Grothendieck n’a eu probablement paradoxalement de cesse de chercher au fond à renouer…

 

Je vous invite, après ce menu, à découvrir le reste en lisant le livre.

 

                                                                                                     Michel Berlin

 

 

 



[i]            A mon sens, je fais l’hypothèse que le refus qu’il perçoit chez eux, est très probablement le reflet du sien à l’égard de l’opérativité d’une fonction paternelle de nouage EN LUI qui lui fait défaut. Cette confrontation, par laquelle il en reviendra changé à tout jamais, selon ce qu'il nous en dit lui-même, active en lui ce "défaut"  à titre d'élément déclencheur d'un basculement. Cette non coordination d'une contradiction en lui qui le diviserait,  s’apparente en effet plus à la  « forclusion » (du signifiant du Nom du père) qui caractérise, comme on le sait peut-être, la structure subjective psychotique d’un point de vue psychanalytique et psychiatrique qu’à la division conflictuelle productrice de symptômes qui est celle de la structure névrotique.

(2) Je renvoie aussi le lecteur intéressé aux plus de mille pages écrites par A. Grothendieck dans son ouvrage "Récoltes et semailles" par lequel il nous offre "le témoignage de l'aventure intérieure d'une vie". 

(http://lipn.univ-paris13.fr/~duchamp/Books&more/Grothendieck/RS/pdf/RetS.pdf)

 

Remarque pour les amateurs avertis de psychanalyse :

             Dans l'édition de son séminaire sur les psychoses, Lacan formule ainsi le déclenchement psychotique.

 

                « Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet. C’est le défaut du Nom-du-Père à cette place qui, par le trou qu’il ouvre dans le signifié amorce la cascade des remaniements du signifiant d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire, jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante.

                  Mais comment le Nom-du-Père peut-il être appelé par le sujet à la seule place d’où il ait pu lui advenir et où il n’a jamais été ? Par rien d’autre qu’un père réel, non pas du tout forcément par le père du sujet, par Un-père. (…) Il y suffit que cet Un-père se situe en position tierce dans quelque relation qui ait pour base le couple imaginaire a-a’, c’est-à-dire moi–objet ou idéal-réalité, intéressant le sujet dans le champ d’agression érotisé qu’il induit. » (pp. 55-56 Séminaire sur les Psychoses)

                 « C’est dans un accident de ce registre et de ce qui s’y accomplit, à savoir la forclusion du Nom-du-Père à la place de l’Autre, et dans l’échec de la métaphore paternelle que nous désignons le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose. » (p. 53)

                                                             _________________

                  Pour le dire encore autrement, à ma manière,  la métaphore paternelle, c'est l'opérateur qui permet de nouer l'imaginaire au symbolique et au réel, en permettant de métaphoriser le "trou" du manque, celui qui cause le désir, c'est à dire en permettant de maintenir aux bords de ce trou ou sur une passerelle faisant pont au-dessus de lui et sans y tomber, actif et vivant le sujet et son désir...

 

                En lisant directement ses écrits à lui, soit "Récoltes et Semailles", on ne peut y trouver directement énoncées les raisons profondes de son départ de Bourbaki après vingt ans de recherche au plus haut niveau. Celles-ci, vraisemblablement symptomatiques, lui restent plus ou moins obscures et il en parle par incidence ici et là. Il faut décoder, analyser. Il a eu à un moment (peut-être quand sa subjectivité mal assurée et mise à l'abri dans un certain "phallo-machisme" mathématique a-confictualisé a été ébranlée) le sentiment d'étouffer subjectivement et de devoir ne plus négliger de prendre en compte son intériorité et une part de l'enfant seul en lui jusque là négligées voire mises de côté par contre-pied dans cette recherche. Mais il semble bien, à lire attentivement, qu'il y ait eu un élément déclencheur par ce que la confrontation avec des choses de la relation père-fils, maître élève, transmission acceptée ou refusée, vécu d'une certaine agressivité hostile ressentie mais non assumée de sa part, opérait d'écho et d'appel en lui avec "quelque chose" de  sensible, en souffrance et en défaut sur fond de sentiment douloureux de rejet agressif, et d'abandon parental. C'est ce qui m'a évoqué les propos de Lacan sur ce qui déclenche un besoin de restructuration à opérer, quand l'opérateur ou ses tenant-lieu ne font pas défaut.

 

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