La nou(e)mination


 

 

La nou(e)mination

 

(Article publié dans le n°28 du mensuel de l’École de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien)

 

 

Dans le séminaire sur le sinthome, au chapitre relatif à la question de la folie de Joyce, Lacan nous dit que celui-ci, par son art, cherche à se faire un nom. Un nom propre et reconnu. Par son écriture il se cherche en effet de fait un nom qui occuperait même beaucoup de monde le plus longtemps possible. Il chercherait par là à pallier le fait que pour lui, son père, en se démettant de sa fonction au profit de l’église, s’est démis de sa fonction paternelle de transmission de la castration (le père est celui qui, désirant, fait d’un femme sa cause et son symptôme) et aussi de sa fonction de nomination à effet de nouage.  Lacan ajoute qu’il existe ainsi pour Joyce, par cette démission paternelle qui lui fait carence, comme "une forclusion de fait". Et c’est ainsi que, ce qui est rejeté du symbolique faisant retour dans le réel, Joyce se sentirait "impérieusement appelé" par une écriture "imposée" qui désarticulerait le langage, soit à titre de libération du semblant de son sens, soit à titre d’envahissement du réel de sa polyphonie et de sa polysémie. Il serait ainsi donc "impérieusement appelé" comme par des paroles ainsi imposées à  "valoriser son nom propre aux dépens du père ". Soit à se faire un nom par l’artifice de son art élevé ainsi à la catégorie de sinthome parant au ratage du nouage borroméen de RSI. Un ratage qualifié de "lapsus du nœud ".

 

Dès lors c’est son sinthome qui, à usage de quatrième rond, va faire pour lui fonction de nouage de l’ensemble et guise de nom propre. D’où "Joyce-le-sinthome", Joyce l’artificier, ainsi que l’appelle Lacan. Car sans ce sinthome entériné par d’autres comme nomination, du fait qu’on ne peut pas s’auto-nommer et qu’il y faut des tiers (publication) qui entérinent ce nom dans un lien social, Joyce ne peut dépasser l’Eglise comme père. Soit le tuer et s’en servir comme signifiant du fait que le symbole est le "meurtre" de la chose. Ce faisant, pour lui, le Nom du Père n’opère pas. Car, dit Lacan, par la nomination, qui confère un nom qui lui est propre au sujet, s’effectue une opération qui distingue et délimite en les nouant la continuation embrouillée du symbolique, du réel et de l’imaginaire.

 

De là j’ai été amené à revoir l’évolution chez Lacan de ce qu’il en est du NdP et de sa fonction.

 

On sait que dans son cheminement Lacan a été amené à faire évoluer la conception de la fonction paternelle d’une fonction de métaphorisation à celle de nomination. Ainsi dans une conférence sur le symptôme donnée à Genève en 1975 énonce –t-il : « Forclusion du Nom du Père, ça nous entraîne à un autre étage, l’étage où ce n’est pas seulement le Nom du Père, où c’est aussi le Père du Nom. Je veux dire que le père, c’est celui qui nomme ».

 

Rappelons au passage que selon la métaphore paternelle, le sujet, par l’opération métaphorique dite du NdP entre dans la fonction phallique en substituant un signifiant, celui du NdP à celui du désir de la mère. Le phallus y apparaît là alors comme le plus de sens que produit la métaphore en tant que substitution signifiante. Il y est le signifiant de ce que devient alors pour le sujet l’absence de la mère.  Elle est, dit Lacan, "la métaphore qui substitue ce Nom à la place premièrement symbolisée par l’opération de l’absence de la mère". Il importe de bien lire que Lacan dit que le Nom n’est pas substitué au désir de la mère ou à son absence mais à une place (un signifiant) qui résulte d’une première symbolisation : celle de l’absence de la mère par l’opération du fort-da.

 

 

Si l’on reprend cela à partir du triangle mère-phallus-enfant les choses se présentent ainsi.  A la présence de la mère a donc succédé pour l'enfant son absence, et c'est de là qu'il est confronté à une énigme. Son absence devient pour lui le signe qu'il n'est pas l'objet du désir de la mère et que celle-ci est appelée ailleurs par un désir mystérieux. Un x.  L’absence de sa mère devient pour lui le signifiant du mystérieux désir maternel.  

 

C'est en ce point, repéré par l'enfant, en ce point de manque d'où l'Autre désire, à cette place symbolique, qu'intervient - ou non - l'opération de la métaphore paternelle. Comme opération de substitution signifiante, elle consiste donc à substituer au signifiant de l'absence, comme tel, un autre signifiant, désigné comme signifiant du Nom du Père. Et comme dans toute métaphore (que Lacan formule ainsi dans du traitement possible de la psychose  (Ecrits p. 557) : S/S’ . S’/x  -à S (1/s) où l’élision, la rature de S’ produit en x la signification phallique) la substitution signifiante (du désir de la mère) produit (à la place du x de son désir) un plus qui est un effet de signification. Et c’est là par ce plus que s’instaure la signification phallique. Au x l’enfant attribue le phallus : signifiant du désir.

 

Cette première conception métaphorique du NdP et du symptôme sera développée et précisée mais elle ne sera pas vraiment remise en cause à mon avis par les remaniements ultérieurs des nouages borroméens. En effet, dès les premières années de l’enseignement de Lacan autour de la prééminence du symbolique, en mettant également l’accent sur l’aspect métaphorique du symptôme on peut voir poindre, déjà là en germe de meilleure formalisation, une sorte d’équivalence entre le symptôme et le NdP puisque tous deux sont des métaphores.

 

Dans RSI, Lacan nous dit qu’en répondant à Moïse "je suis ce que je suis" Dieu prend fonction de père symbolique. C'est-à-dire de celui qui en refusant de répondre fait trou créateur de noms et de sujet, et non pas bouchon. C’est en cela que la fonction nommante est créatrice. C’est la nomination du symbolique. Elle fait évènement et produit des effets dans le réel. « Le trou recrache le nom » dit Lacan. Le refus de répondre institue qu’il n’y a pas d’autre vérité que celle du je de l’énonciation dans l’articulation de la parole. Je suis celui qui advient sous une autre forme là où c’était pourrait-on dire. Le je d’ex-sistence, celui de l’énonciation, fait être là où c’était.

 

La nomination est ainsi élevée au rang d’évènement du dire. « Il n’y a d’évènement » que du dire nous dit encore Lacan. Autrement dit, l’évènement du dire fait advenir autre chose que ce qui était déjà là. Il nomme le vide autour duquel il s’organise.

 

Après cet angle de vue partiellement tiré du travail d’Erik Porge sur "Les noms du père chez Jacques Lacan" ( Eres 2004), j’ai voulu continuer de creuser et éclaircir la question de l’opération de nomination comme prolongement de la seule fonction métaphorique à la lumière d’un travail récent de Colette Soler intitulé  " Nomination et contingence " paru dans le n° 3 de notre revue de psychanalyse. Autre angle de vue que je coordonne à mon propre travail de cartel à partir de Joyce le synthome.

 

Dans cet article, elle se propose d’extraire les réponses de remaniements théoriques et pratiques que Lacan donnait par rapport  "aux conversions de la fonction sexuelle qui s’opère sous nos yeux " remettant en cause selon elle, modifiant par extension selon moi qui de là où j’en suis, serais moins catégorique, ce qu’il a pu appeler " l’idéologie œdipienne et la structure de la famille petite bourgeoise ".

 

Pour Colette Soler, selon Lacan "l’œdipe freudien ne saurait tenir l’affiche indéfiniment" et la fonction paternelle comme seule fonction métaphorique du Nom du Père selon la loi phallique est à redéfinir. Dans cette nouvelle conception qui se fait jour notamment dans RSI et le sinthome, de fonction symbolique métaphorisante, la fonction paternelle comme nous l’avons vu est donc redéfinie comme fonction de nomination. C’est le père du Nom.  Mais si le Nom du Père est conservé et si cette fonction se désigne toujours comme fonction paternelle, le père n’est plus "sauvé " dans sa dimension de consistance puisque non seulement on peut le dépasser et s’en passer pour s’en servir, mais encore est-il pluralisé. La nouvelle dénomination au pluriel "les Noms du Père" désigne une fonction qui ne passe plus nécessairement par la médiation d’UN père donné, ni même par celle d’un homme.

 

La fonction "NdP - père du Nom" est par là "déconnectée du père de famille du trio œdipien" dont " la faillite est à fleur de phénomène " dit Colette Soler. Et même, prévision en quelque sorte visionnaire de ce qui advient à notre époque de remue-ménage dans l’organisation familiale traditionnelle et dans les nouvelles valeurs phalliques de notre société libérale, elle est déconnectée de la sexuation. Rappelons que Lacan, ayant là-dessus dépassé Freud, traite le père œdipien de ce dernier de  "joli fossile ". Reste toutefois à voir ce qu’il en est et ce qu’il en devient alors de la signification phallique dans cette conceptualisation pluralisée et dé-sexuée. Est-ce le plus de jouir du discours capitaliste qui en tant qu’objet de consommation tiendrait lieu de nouveau signifiant du désir ?  Car donc si un père peut véhiculer le NdP et être le père du Nom, il apparaît qu’il n’est pas le seul à le pouvoir. Ainsi la première conception du NdP reste valable mais elle est étendue.

 

Alors qu’en est-il de cette fonction de nomination ? Elle n’est pas, nous dit Colette Soler, à proprement parler une fonction signifiante articulant le signifiant et le signifié, soit le symbolique et l’imaginaire qui laisserait le réel indicible de côté. Elle est bien plutôt comme nous l’avons vu  fonction d’acte de dire qui fait évènement.  Ce dire n’est ni vrai, ni faux : il est ou non. Tout comme l’acte, il implique la contingence : soit un "qui cesse de ne pas s’écrire". Il a donc un effet dans le réel.

 

C’est là qu’on aperçoit l’importance pour la pratique en ce que l’efficace du dire qui découle de la fonction de nomination ouverte par la fonction paternelle c’est de nouer de façon borroméenne les trois registres R.S.I.

 

On peut dire alors avec Lacan que si "le réel est troué par le signifiant", ou si autrement dit d’un autre point de vue le signifiant ne peut recouvrir tout le réel qui fait trou dans le symbolique, ce réel est néanmoins possiblement noué par le nom. Dès lors la fonction qui  opère ce nouage borroméen pourrait s’écrire nou(e)mination.

 

Colette Soler nous dit qu’ainsi pour Lacan, le symptôme fait Nom propre pour le sujet dans son rapport au réel en ce qu’il fait "signature singulière de l’imprédicable"du sujet, c'est-à-dire de ce qui tente de suppléer l’impuissance de l’identification structurellement inhérente au parlêtre. Car c’est un parlêtre qui, du fait qu’il parle, n’est que représenté par un signifiant pour un autre signifiant, sans signifiant qui le signifierait et le totaliserait. Donc le symptôme, comme nous l’avons dit, déjà reconnu par Lacan au début de son enseignement dans les années cinquante dans sa valeur de métaphore en gésine soit donc de NdP, ce symptôme au-delà de l’irréductible de son déchiffrage par du sens,  fait aussi nom propre. Car il est alors ce qui vient nommer, avec effet de Nom propre, le trou de tout ce qui ne passe pas au signifiant et au sens et qui constitue la béance de cet « imprédicable » du sujet : soit l’objet dit petit (a) et le réel. 

 

Cette fonction de nom propre ne se réduit pas au patronyme, mais elle cible et indexe l’ex-sistence d’une identité subjective unique et infalsifiable nous dit encore Colette Soler. Ce nom advient du trou de l’inconscient que creuse la parole depuis le refoulement originaire. Plus que pont métaphorique sur une béance comme l’opérait, seulement dans le registre symbolique, la première conception du NdP, il fait donc nœud entre R, S et I et ce faisant, au-delà du symbolique, il touche au réel.

 

Mais il est important de ne pas perdre de vue que ce nouage qu’opère la nomination est indissociable du lien social. Car le nom, comme effet et acte de nomination, de plus, doit être entériné pour être et opérer. D’ailleurs, confirmant que la pluralisation des NdP déconnecté d’un père donné et même d’un homme, était déjà en germe au début chez Lacan, un des premiers effets symboliques de la nomination, nouant imaginaire et symbolique, ne vient-il pas aussi quand l’enfant trouve sa reconnaissance jubilatoire dans le miroir nommée par l’adulte vers qui il se tourne.  D’où Joyce et son art offert à la reconnaissance sociale comme sinthome à titre de nouage de suppléance. Joyce l’artificier comme le disait Lacan, vu qu’il se sert opératoirement de son art comme artifice faisant suppléance. Il s’agit par là de suppléer à un "lapsus" de nœud, un défaut de nouage borroméen des trois registres RSI entre eux mais d’opérer finalement et quand même un nouage pour ainsi dire de rattrapage par ce quatrième terme : le synthome. Celui-ci prend ainsi fonction d’autre Nom du Père, sans lequel les trois autres registres ne tiendraient pas et ne permettraient pas au sujet de tenir.

 

On sait que Lacan repère chez "Joyce le sans corps", que depuis l’imaginaire en dérive parce que non boroméennement noué au symbolique et au réel, résulte l’usage par son écriture d’une forme particulière d’ego,  c’est à dire d’idée de soi comme corps, qui pour lui serait déconnecté de l’image. Ainsi par exemple, après avoir reçu une violente raclée de la part de ses camarades, à la place d’en éprouver l’effet d’un quelconque affect il vient à Joyce la métaphore que toute l’affaire s’est évacuée "comme une pelure". Ce laisser tomber du rapport au corps, Lacan l’interprète comme la dérive d’un imaginaire qui, désarrimé du symbolique, fout le camp comme une pelure. D’où la nécessité de nouage par un ego d’une autre nature que celle de l’image d’un corps entier qui serait celui qu’il a (un corps, on ne l’est pas mais on l’a, et même on l’habite). Il s’agit pour lui d’un ego-synthome, correcteur du rapport imaginaire manquant, qui retient par nouage de I avec R et S la dérive sans limite de l’imaginaire.

 

 

D’où la nouvelle formulation de Lacan de pluraliser les Noms du Père. "L’important {…} c’est de dire en quoi, je donne à Joyce en formulant ce titre, Joyce le synthome (qui fait homophonie avec la sainteté), rien de moins que son nom propre, celui où je crois qu’il se serait reconnu dans la dimension de la nomination" (Lacan, conférence à la Sorbonne du 16 juin 1975 à l’ouverture du symposium international sur Joyce)

                                                                                                                        

   

                                                                                                                         M. Berlin

 

 

 

Texte paru dans le mensuel de l’École de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien

 

 


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