L'illusion totalitaire : une passion mégalomaniaque d'obéir

L’ILLUSION TOTALITAIRE : UNE PASSION MEGALOMANIAQUE D'OBEIR

 

  Michel BERLIN[1][1]

[1]

(Communication en Avignon lors d’une soirée des Forums du Champ lacanien)

 

 

             On sait avec Lacan que l’entrée de l’être dans le signifiant qui lui préexiste le marque à tout jamais d’un manque à être d’où émerge le sujet divisé, avec sa cause en tant que perdue et reste d’une opération de coupure. Celui-ci, ne trouvant pas dans l’Autre (lieu du symbolique, réservoir de tous les signifiants) de signifiant propre à le signifier, est seulement « représenté par un signifiant pour un autre signifiant ». Il n'y a pas de signifiant qui pourrait signifier TOTALEMENT et de façon définitive et fermée, le sujet. Celui-ci n'est que l'effet d'un inter-dit, d'un rapport entre des lignes et des mots, d'une mise en fonction d'un manque...  Il n’y a pas de rapport sexuel, nous dit Lacan, mais c’est l’amour qui vient faire suppléance à ce défaut en ce qu’il tend, toujours plus ou moins sur un versant imaginaire où il est « toujours réciproque », à « faire de l’UN ».

 

              Mais dans l’amour un nouveau ratage unitaire divisant le sujet s’y manifeste aussi sur un mode névrotique par une disjonction repérée par Freud[i] chez nombre de névrosés entre un courant dit « tendre et élevé » du côté du Moi et de ses idéaux imaginaires et un courant sexuel ressortissant au désir dit « sensuel ». On peut voir là se profiler une discordance entre amour et désir dans la ligne de traversée et de séparation opérée dans le processus analytique sous l’effet du désir de l’analyste « d’obtenir la différence absolue » entre l’Idéal I(a) et l’objet (a). Dans cette séparation, cet « amour véritable » qu’est le transfert apparaît comme visée aliénante de se rendre aimable pour se faire aimer d’un analyste idéalisé. En cela il est qualifié par Lacan de « tromperie » pour la révélation, dans l’angoisse, de la rencontre de vérité avec le réel, au-delà du fantasme fondamental qui le tamponne[ii].

 

              Dès lors l’analyse conduit à la chute des idéaux, à la destitution subjective et à la traversée du fantasme et du plan de l’identification par où le sujet, « passant …  responsable » de l’avenir de la division qui le cause, se sépare d’une position d’être voué au risque symptomatique délicieux de se faire l’objet de l’Autre pour sa jouissance[iii]. Ce processus éthique à quoi mène le terme d’une analyse n’est pas sans conséquence sur le rapport d’un sujet à sa jouissance qui le conduit à ne pas céder sur le désir pour celle-ci, en maintenant vif le travail créatif de son manque.

 

             Nous allons maintenant examiner le mécanisme et les conséquences d’une position inverse qui consiste à reculer non pas individuellement mais de façon collective devant la misère ordinaire de la division subjective et de la souffrance de castration qu’elle implique de vivre.

Mais rappelons rapidement tout d’abord qu’il y a plusieurs modalités de recul symptomatiques devant la division subjective, le rapport au manque et la castration.

 

             Sur un mode névrotique  d’une part, Freud a repéré dans « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse » que certains hommes ne peuvent aimer que là où ils ne désirent pas et inversement ne peuvent désirer qu’en rabaissant leur objet d’amour au rang de la putain à une distance extrême de leur fixation amoureuse maternelle, alors que d’autres, par choix d’objet dit par étayage, voient leur Moi s’appauvrir en faveur d’un objet surestimé sur lequel est transféré leur Moi idéal infantile. Ils se trouvent ainsi, dit Lacan, dans une position féminine d’amour. En revanche, certaines femmes, selon le second type de choix amoureux dit narcissique, restent dans la suffisance d’elles-mêmes et tendent ainsi, n’aimant à strictement parler qu’elles-mêmes, à être aimée pour renforcer leur narcissisme au lieu d’aimer en tant qu’aimante et manquante, par appauvrissement de leur Moi.

 

            Sur un mode mélancolique d’autre part, on sait qu’il y a recul devant la symbolisation de la perte de l’objet et l’achèvement du deuil inhérent à cette perte par retour régressif à l’identification narcissique originaire en tant que forme primordiale d’attachement que Freud nous avait bien précisée être en place avant même le choix d’objet.

 

             Sur un mode paranoïaque ce qui de la division subjective et de la perte de l’objet n’est pas symbolisé fait retour dans le réel sous forme persécutrice.

 

             Sur un mode pervers enfin, on sait que, bien que non forclose, la castration est déniée. Le sujet croit et fait croire, en mettant son manque dans l’autre qu’il inquiète et angoisse à sa place, qu’il est entier depuis son identification au phallus de la mère, que c’est son désir qui fait loi, et que celle, tierce du père, dénigrée et non prise en compte par la mère, est dès lors désavouée avec la complicité de cette dernière.

 

            Mais si le névrosé dans son inhibition peut parfois se fantasmer pervers, il ne peut pour autant avoir recours à cette économie particulière de la souffrance de castration qu’est la perversion, ni même parfois trouver l’issue de cette forme de passage sublimatoire que constitue la création poétique, littéraire ou artistique. En effet peu de pervers sont en demande d’analyse.

 

              En revanche par l’illusion jouissive de se retrouver entier en faisant corps sur un mode totalitaire et par la passion de l’instrumentalité masochiste envers l’accomplissement aveugle et soumis de l’idéal qu’elle comporte, il peut y avoir ainsi, pour un névrosé restant dans cette structure, la possibilité d’une sortie collective perverse de sa névrose. C’est la thèse que soutenait C. Calligaris notamment dans un article intitulé «  La séduction totalitaire[iv] ». C’est l’illusion collective qui vient représenter, comme pour la perversion, le voile sur lequel se projette le phallus imaginaire du meneur, dans lequel les membres de la collectivité, fonctionnant toujours sur fond de horde primitive, ont placé leur Moi Idéal « comme UN » à titre de prolongement narcissique de leur Moi Idéal infantile, résultant de leur première identification, « cannibalique » au père primitif.

 

           Ce partage passionnel hypnotisant d’un objet commun d’amour idéalisé, incarné par le chef représentant l’idéologie et l’esprit de corps en vue de se faire également aimer de lui, a pour corollaire l’identification entre eux des Moi des membres composant la foule. Ceux-ci, tendant à refouler la sexualité qui les divise et à évacuer leur haine sur l’extérieur, cherchent l’amour réunifiant d’un chef « tout bon », comme le Moi cherche à se faire aimer de son idéal, et comme l’enfant, dans son impuissance originaire et la détresse de sa solitude, recherche l’amour de la puissance tutélaire.

 

           Mais par ailleurs, nous dit Freud dans « Etat amoureux et hypnose[v] », ce type de fonctionnement, est identique à celui existant dans l’hypnose qu’il qualifie de « formation collective à deux ». On sait que l’hypnotiseur prend, comme le meneur dans la foule, la place de l’Idéal du Moi. Mais il la prend « au point où le sujet projette son Moi Idéal » précise Lacan. Or, c’est alors à cette projection imaginaire idéale qu’est dévolue la fonction de l’épreuve de réalité dans le mirage de l’hypnose, de l’état amoureux et de la formation collective nous avait précisé Freud.

 

           On comprend donc que dans cette régression collective l’individu perde son esprit critique et ait une perception de la réalité référencée de façon prévalente à celle du meneur, puisque celui–ci, du point de projection du Moi Idéal commun assure la fonction de l’épreuve de réalité. On comprend ainsi qu’une foule, une nation, une secte, un corps constitué comme on dit, une institution puissent, sur un mode collectif hypnotique et narcissique, adhérer à des idées et suivre des objectifs parfois fous, sans qu’individuellement les membres en aient la structure. Ils sont simplement dans l’exaltation d’une jouissance narcissique idéale unitaire quasiment hypomaniaque d’ordre hypnotique.

 

           Si l’ombre de l’objet perdu est tombée sur le moi dans la mélancolie parce qu’il y a aussi régression à l’identification narcissique primitive, dans la foule, par cette hypertrophie collective conférant l’illusion d’un retour à la toute puissance infantile du Moi Idéal, c’est bien l’inverse qui se produit. D’où, au passage, le souci constant de Lacan de pallier ces dysfonctionnements institutionnels, de l’ordre de la tromperie imaginaire et de l’aveuglement passionnel, pour la communauté analytique de son école rassemblée autour de ce qui cause ses membres comme sujets. Il a constamment veillé à éviter l’institution de chefferies, de suffisances, de meneurs charismatiques idéalisables selon le tropisme vers l’imaginaire et la jouissance du fonctionnement communautaire. L’école qu’il a fondée vise en revanche au d’écolage et à l’éveil en un envers de l’hypnose. La règle de permutation fait qu’il n’y a pas de boulons pour les statues qui voudraient  trouver piédestal à leur pointure.

 

             On peut donc noter dans le fonctionnement collectif que l’amour d’un meneur surestimé et idéalisé incarnant l’idéologie collective ou l’esprit de corps mis en place de Moi Idéal imaginaire, vient parer à la division subjective des membres. Ceci entraîne un abandon des désirs individuels et un refoulement de la sexualité entre membres, comme dans le cadre du mythe de la horde primitive[vi] où les fils se trouvaient en état d’impuissance et de paralysie sous l’influence écrasante de la toute puissance du père.  Il en est de même de l’état originaire du sujet d’avant la castration de l’Autre primordial pour lui encore « Tout ». Freud nous dit d’ailleurs dans ce même article que la névrose en ce qu’elle n’entrave que partiellement une sexualité toujours là dans le symptôme est bien perçue et traitée comme un facteur de danger par la foule qui en fait un objet de ségrégation.

 

               On voit que le lien cohésif d’une collectivité tend à entraîner une régression de la division névrotique vers l’illusion d’une unité imaginaire retrouvée de façon communautaire. L’instinct grégaire[vii], comme l’appelle Freud, tend à (re)faire de l’Un sur un mode pervers d’un déni de la castration et d’un désaveu de l’extérieur, voire à l’extrême sur un mode paranoïaque sectaire quand l’unité n’est maintenue qu’au prix d’une haine féroce de l’extérieur et de tout ce qui, de l’intérieur menacerait cette unité et devrait de ce fait être rejeté. L’amour du meneur, comme celui du père idéal de qui est attendu en retour un amour partagé, maintient refoulée voire forclose et projetée sur un commun objet extérieur diabolisé, la haine originelle clivée pour un père primitif terrifiant. C’est l’identification des Mois des membres de la formation collective et leur partage d’un idéal commun valant pour eux seuls épreuve de réalité sur le mode du mirage qui explique le manque d’indépendance et d’initiative créatrice de l’individu, le besoin de conformité de ses réactions avec celles des autres, « sa descente au rang d’une unité de la foule » dit Freud.  Il y a là tendance à se faire, en tant que maillon déresponsabilisé d’un ensemble, l’instrument passionné, docile et zélé de la réalisation de l’idéal commun, soit instrument de sa jouissance. Il y a régression de l’activité psychique et de la position subjective à une étape imaginaire duelle, antérieure à la souffrance névrotique ainsi mise de côté. « Il y a dépendance d’un individu dominé par une âme collective » dit encore Freud

 

                Chaque membre, par amour de l’idéal en lequel il se projette et se retrouve sous un mode passionnel qui le rend aveugle à toute autre réalité, peut aller dans les cas extrêmes, pour maintenir cette jouissance unitaire dans une impasse imaginaire en tout ou rien, hors de toute division et cession, jusqu’à l’holocauste ou au suicide collectif comme le quotidien nous le donne à observer. Dans ce type de fonctionnement sectaire duquel ne sont pas à l’abri, bien qu’à moindre degré, les institutions médicales, pédagogiques ou sociales dans lesquelles nous tentons de travailler parfois d’une position subversive « extime » de mise au travail du manque contre sa suture, un tropisme collectif pousse aussi les membres à parer à la souffrance névrotique de leur division en renforçant leur narcissisme commun, en évitant la solitude de leur différence et en ravalant leur responsabilité subjective à la passion de l’instrumentalité. C’est à dire à la passion d’être, comme dit CALLIGARIS en parlant des tortionnaires Nazi ou de leurs collaborateurs auxquels cette position jouissive n’est pas réservée, les « fonctionnaires exemplaires » obéissants et zélés de ce que commande l’idéal collectif. Leur jouissance c’est d’obéir. Le Surmoi, c’est l’impératif de jouissance, dit Lacan.

 

                Ainsi la passion de l’instrumentalité vise à se mettre « à la bonne » et en conformité avec son groupe ou son institution pour « faire corps » et ne pas en être exclu, au prix de se faire simple instrument qui perpétue le sentiment de puissance unitaire en étant l’agent de la réalisation de l’idéal partagé contre tout ce qui diffère, divise, perturbe, met en écart et, en dernière analyse, contre tout ce qui est de l’ordre d’Eros et vit. On voit que le paradigme de la passion de l’instrumentalité sectaire, c’est le culte jouissif de la pulsion de mort dans un fonctionnement collectif imaginaire pervers ou psychotique de sujets qui, je le répète, pour autant ne le sont pas individuellement dans leur structure.

 

                Pour Lacan d’ailleurs[viii], il convient bien de distinguer deux formes d’identifications. L’une, imaginaire, dans le Moi Idéal et l’autre, symbolique qu’on trouve dans l’Idéal du Moi.  Celle en jeu dans l’illusion totalitaire, s’inscrit comme le Moi dans une ligne de fiction aliénante. Car, incarné par le meneur, le chef, le père primitif en tant qu’objets extérieurs, l’Idéal du Moi qui est chargé d’assurer la régulation symbolique de l’imaginaire y est venu, comme dans le schéma de Freud repris par Lacan à la fin du séminaire XI, « au point même où le sujet se projetait comme Moi Idéal ». Dès lors on est dans le registre d’être le phallus imaginaire tendant à l’hypertrophie narcissique. L’autre identification est symbolique, à un trait de l’objet : le trait unaire base de l’idéal du Moi. Elle est d’ordre symbolique de la perte d’être, de la division subjective et de la création par métaphore et  métonymie. Elle est dans le registre du désir d’avoir le phallus manquant en tant que symbolisé et visé comme Idéal du Moi. Elle ouvre à l’évolution créatrice depuis le manque comme cause. A l’inverse, la première est  mortifère.

 

           L’analyse de ce fonctionnement collectif réveille, fait chuter l’illusion de progrès de la civilisation et l’alibi de l’irresponsabilité de céder sur le désir par soumission à l’autorité.

 

                Car certains en sont venus au nom d’un fanatisme religieux à jeter des bébés contre les murs de leur maison après avoir égorgé leurs parents qui ne pérennisaient plus l’idéal fanatique qu’ils avaient jadis partagé. D’autres, croyant parfois se borner à faire partir les trains à l’heure, ont cru sortir de leur misère et de leurs blessures narcissiques en jouissant de se faire les simples instruments obéissants, zélés et irresponsables d’un holocauste. D’autres ont voulu éliminer et rejeter au nom d’une prétendue « purification ethnique ». D’autres encore, devant la perspective du risque d’une rencontre avec le réel de la béance d’une autre réalité que celle de leur illusion sectaire de vérité et d’immortalité toute puissante, ont voulu « passer » … vers l’étoile Sirius en un suicide collectif. Certaines sectes au nom de l’église et de la science réunissent cette forme collective d’évitement ou de rejet du vide de « La Chose » dont parle Lacan dans le séminaire sur l’Ethique[ix]. C’est là où il fait un parallèle entre l’hystérique et l’habillage sublimatoire artistique du vide de l’objet élevé à la dignité de La Chose, entre l’obsessionnel et l’évitement de ce vide dans la religion et entre le paranoïaque et le  rejet de la présence de ce vide central selon l’idéal du discours de la science.

 

                 Tout cela peut nous paraître lointain et réservé à d’autres. Nous pourrions aussi avoir l’illusion de nous en sentir à l’abri et nous arrêter là réconfortés. Mais que dire de l’inquiétante familiarité que nous évoque l’esprit de corps « entier » et magistral de nombre d’institutions exigeant au nom de la quasi « religion » de cet esprit « maison » et au nom du discours de la science ou du marché : soit la « domestication » instrumentalisée, soit l’exclusion voire la forclusion du sujet à travers celle de la place du clinicien qui lui donne la parole. 

 

             Rêvé alors unité indifférenciée d’un même corps et auxiliaire du pouvoir d’un dispositif au service de l’administration d’une pensée unique en position maître, le clinicien est détourné et subordonné comme instrument d’une technicité « maison ». Il y est ainsi voulu serviteur zélé (« bonne à tout faire » disait Freud) d’une idéologie en position de Moi Idéal institutionnel visant à contrôler, évaluer, réparer, guérir, expertiser et normaliser voire évacuer un sujet pris, soi-disant « pour son bien », comme objet de « bilans médico-psychologiques », de cotations instrumentales symptomatiques et de mesures médico-psycho-socio-administratives décidées pour lui et à sa place…

 

                                                                                                                                              Michel BERLIN



[1][1] -- Article publié dans le N° 3 de Tabula – revue de l’Association de la Cause Freudienne de la Voie Domitienne

 



i][i] - Freud – Contribution à la psychologie de la vie amoureuse – La vie sexuelle - PUF

[i][ii] - Lacan – Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse – Le séminaire XI – Chapitre XX - Seuil

[i][iii] - Lacan – ibid.

[i][iv] - Calligaris (Contardo) – La séduction totalitaire, in  Cliniques Méditerranéennes n° 31/32 , 2ème semestre 91 -

[i][v] - Freud – Etat amoureux et hypnose -  Essais de psychanalyse - Payot

[i][vi] - Freud – La foule et la horde primitive – Essais de psychanalyse - Payot

[i][vii] - Freud – L’instinct grégaire – Essais de psychanalyse - Payot

[i][viii] - Lacan – Les formations de l’inconscient – inédit – séances de mai et juin 58

[i][ix] - Lacan – L’éthique de la psychanalyse – Le séminaire VII – Chapitre X,  p. 157 - Seuil

 

 

 

 

 


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