Être ou non, telle est la question de l'obsessionnel.

Rodin : Le penseur
Rodin : Le penseur

 

 

To be or not, to be: that is the question

(Intervention en Avignon au séminaire de Marie-Thérèse Santini et de Jacques Rabinowitch)

 

 

 

Avec ce titre en forme de boutade et après lecture du beau texte littéraire de Leclaire sur « La cité enchantée », il m’est venu d’essayer de retrouver quelques fils de la question du désir dans la structure obsessionnelle à partir d’autres lectures de Lacan et Leclaire et de  notes de travail d’il y a quelques années tirées d’un cartel sur « Les formations de l’inconscient ».

 

 

La question du désir chez l’obsessionnel m’a donc renvoyé à la troisième partie du séminaire V de Lacan sur les Formations de l’inconscient. Notamment ce qui tourne autour du chapitre XXIII intitulé « l’obsessionnel et son désir ». Mais j’ai aussi été amené à retrouver des métaphores  que j’avais jadis relevées dans d’autres textes de Leclaire tels que :

·      Jérome ou la mort dans la vie de l’obsédé (in Démasquer le réel)

·      Philon ou l’obsessionnel et son désir (Démasquer le réel)

 

Enfin j’ai été amené avec beaucoup de profit à relire entièrement un texte de Lacan datant de 1948 ( Rapport de Bruxelles) qui fait suite au « Stade du miroir » dans les Ecrits. Il s’agit de  « L’agressivité en psychanalyse ». Lacan y développe longuement ce qu’il en est de la dualité d’ordre narcissique et imaginaire vouée à l’agressivité à quoi a dés lors à éviter de se réduire une analyse qui ne prendrait pas en compte la dimension symbolique de l’Autre (comme dans la vignette clinique des cervelles fraîches que notre séminaire connaît). Il y parle aussi de la nécessité de diriger, la cure - opérativité de la différence à maintenir entre I(a) et (a)-, mais pas le patient vers l’identification à l’analyste comme autre ou autre idéal. J’ai aussi été renvoyé à revoir des passages de « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » et  « Subversion du sujet et dialectique du désir », articles publiés dans les Ecrits.

 


Être ou non ? Être vivant ou mort (voire mort-vivant dans une vie rétrécie à titre de compromis symptomatique d’une non-perte) pour être Tout, le père absolu mort comme il se doit, le phallus imaginaire sans défaillir ? Être sujet dans l’articulation écornée de cette béance, telle est la question qui se pose pour l’obsessionnel. Particulièrement lorsqu’on sait, comme le dit Lacan dans « L’instance de la lettre » … (p. 520 des Écrits),  que « La névrose est une question que l’être pose pour le sujet  de là où il était (cet être pas encore divisé par le langage) avant que le sujet vînt au monde ». En effet, nous le dit-il encore autrement dans la direction de la cure : «  Être de non-étant, c’est ainsi qu’advient Je comme sujet ».

 

Le sujet n’est en effet qu’un effet de la coupure du signifiant dont le reste, le laissé pour compte, ce qui pousse à la parole constitue sa cause. Il n’y a pas de signifiant du sujet dans l’Autre. L’Autre est affecté du manque. Le sujet de l’énonciation n’est que représenté dans l’énoncé. La mise en jeu de cette coupure,  c’est un effet dont l’obsessionnel tente de se prémunir au prix de sa mortification, lui qui fuit ce (un désir vivant) que lui ouvrirait pourtant cette castration pour attendre et conjurer à la fois un risque imaginaire jouissif de TOUT pourtant chu. Car il est néanmoins dans la division subjective, même s’il tente, pour échapper à cette castration, de se réduire à un Moi, cette structure paranoïaque de méconnaissance qui se sent dépossédée et réduite à rien par son reflet narcissique et qui est alors vouée à l’agressivité rivale et à la dualité imaginaire (La direction de la cure … 1958).

 

Pour que le Je advienne là où c’était, c’est au prix de le faire là où ça a chu de l’être et là où il a à advenir comme celui qui, perdant sa maîtrise et le renfort de sa complétude imaginaire, disparaît de son dire en tant que sujet de l’énonciation. Il ne peut subsister qu’en « fading » de son dire. Or l’obsessionnel voudrait rester maître du signifiant. (Je m’êtrise lui fait dire je crois quelque part Lacan). Et l’impasse de son écartèlement aboulique, c’est de tendre à la fois à détruire, éliminer, mettre à mort ce signifiant dans son aspect divisant et castrateur qui fait obstacle à un désir sans reste (en serait-ce d’ailleurs encore un ?), pur et absolu et à la fois à le préserver comme ce grâce à quoi s’articule le désir et se maintient la subjectivité. Car si, selon une métaphore clinique de Leclaire (le cas Jérôme), l’obsessionnel, dans une position subjective de momie, veille à consolider ses bandelettes contre l’horreur d’un risque fantasmatique de liquéfaction à titre de ce qui barre et fait tampon au réel, à la jouissance, il n’en est pas pour autant, nous l’avons dit, en risque de psychose. Il est bien (divisé) dans le registre du signifiant qui suffit à préserver la dimension de l’Autre.  Mais son mode obsessionnel de rapport à l’Autre est fondé sur la destruction de cet Autre. Mais s’agissant néanmoins d’un rapport articulé, cette dimension de l’Autre le fait subsister comme sujet. Elle fait subsister l’Autre au-delà de l’autre, car l’Autre est invoqué chaque fois qu’il a la parole. Or il se trouve, nous commente Lacan dans les Formations de l’inconscient, que cette ligne signifiante de son rapport obsessionnel à l’Autre (ligne symbolique S - A traversant la ligne imaginaire a - a’ dans le schéma L), c’est précisément ce que le sujet ne peut pas articuler directement autrement qu’au pauvre moyen de son symptôme par lequel, néanmoins ça parle pour qui en position d’adresse comme l’est l’analyste, peut l’entendre et l’aider à l’articuler autrement à titre de sortie d’une impasse.

 

 

Le petit obsessionnel, effet plus ou moins figé d’une division signifiante en impasse qu’il ne se risque pas à articuler pour ne pas perdre sa maîtrise, est resté pourrait-on dire mal dégagé par l’opération symbolique du Nom du Père de l’identification imaginaire inaugurale au phallus manquant de la mère.  Et c’est l’expérience délicieusement horrible de ce trop peu d’écart qu’il appelle et conjure à la fois par ses symptômes de doute, d’isolation, d’ambivalence au niveau de l’amour et de la haine etc. Il a un désir resté structuré sur le mode d’être l’objet du désir de sa mère, d’être le phallus sans défaillir et pour ce faire d’être dans la nécessité de destruction  de tout ce qui, par l’au-delà de l’autre renvoyé par l’Autre maternel ratant à rester non barré, serait Autre. Autrement dit encore, le désir originel de l’obsessionnel peut se formuler comme étant fixé à celui de ce temps où l’enfant se dit « je veux être ce que ma mère désire : soit le phallus ». Pour ce faire, il faut que j’élimine ce qui, en position rivale sur l’axe imaginaire, est pour elle l’objet de son désir en tant que petit autre rival identifié au phallus et en opposition symétrique et exclusive au sujet.

 

Le traitement dit Lacan vise à faire voir au sujet qu’il est imaginairement ce qu’il veut détruire chez l’autre, cet autre lui-même rival. Soit le phallus qu’il imagine qu’il est et dont il se voit réduire à rien par cet autre lui-même, ce reflet idéal qui l’en dépossède sur l’axe imaginaire de ses relations. Ce désordre du monde qu’il dénonce et dont il se plaint d’une place narcissique et purifiée de « belle âme », c’est le reflet du sien intérieur qu’il a à prendre en compte. Il s’agit de laisser ouverte l’issue à cette impasse imaginaire vers son au-delà symbolique. Il reste à l’obsessionnel à découvrir, ce qui pour lui a raté : la découverte de la castration de l’Autre comme Loi. Il reste à ce que, pour lui, cette loi de castration de l’Autre, cet au-delà d’une mère pas Toute car désirante ailleurs, vers le phallus du père, l’introduise à la loi symbolique du père et fasse, par la métaphore du Nom du Père, sortie de l’impasse imaginaire de la déception fondamentale de la perte de l’illusion d’être phallus, et fasse aussi point de pivotement dynamique et de passage subjectif vers le phallus symbolique. Mais pour cela il est nécessaire que le père assume sa fonction d’agent de la castration en position de puissance génitale comme celui qui a l’organe et qui, en tant qu’ayant droit, castre la mère du petit obsessionnel de son enfant pour lui faire préférer son pénis et castre l’enfant de sa mère pour lui permettre d’entrer dans la perspective de l’avoir sans l’être.

 

Ainsi s’il est un garçon, cet enfant aura la perspective de le donner et être père à son tour, si elle est une fille, elle pourra désirer le recevoir d’un homme et en avoir un enfant. « Ce phallus dont le recevoir et le donner sont pour le névrosé également impossibles, soit qu’il sache que l’Autre ne l’a pas, ou bien qu’il l’a, parce que dans les deux cas son désir est ailleurs : c’est de l’être, et qu’il faut que l’homme, mâle ou femelle, accepte de l’avoir et de ne pas l’avoir, à partir de la découverte qu’il ne l’est pas » C’est par ces mots que Lacan termine son article sur « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » (Ecrits p.642). To be or not, nous retrouvons là la question du névrosé évoquée par notre titre.

 

C’est donc par la voie symbolique que peut se résoudre l’impasse imaginaire du névrosé. Car c’est non pas dans l’autre mais dans l’Autre lieu du code d’où il reçoit son message inversé,  que comme dans le mot d’esprit, un passage du sujet dans l’articulation de son désir pourra s’effectuer.

 

D’être vouée à l’agressivité rivale, la relation duelle imaginaire conduit l’obsessionnel à la symptomatologie de ses « contre-mesures » défensives qui s’épuisent et l’épuisent à ne pouvoir la neutraliser et en enlever la culpabilité. Rappelons-nous par exemple le passage décrit par Freud où l’homme aux rats craint de se laisser aller à une impulsion de se trancher la gorge dans le miroir. Rappelons nous aussi l’histoire du déplacement du caillou sur la route comme ce qui vient prévenir le risque imaginé (désordre du monde en lui) d’un accident mortel de voiture. N’ai-je pas rencontré jadis en CMP un soignant qui s’était débrouillé pour se faire défroquer de sa fonction sous la permanence insupportable d’un doute lancinant épuisant qui l’assiégeait d’avoir trop ou trop peu dosé son injection. Il lui fallait dès lors, avant un « acte » qu’il finit par ne plus pouvoir entreprendre, un temps de rumination de plus en plus long jusqu’à devenir … interminable. Ce doute coupable envahissait peu à peu toutes les  actions de sa vie et s’étendait maintenant à celui angoissant d’avoir pu heurter et tuer un cycliste dans « l’angle mort » de son véhicule en le « dépassant ». Comme on le voit le signifiant a pour l’obsessionnel grande importance. Il devait alors retourner sur ses pas pour vérifier. Cependant le doute « sub-sistait » et, rentré chez lui, il téléphonait aux hôpitaux pour tenter vainement de le lever. Vainement car ce doute restait pour lui de structure…

 

C’est donc dans le monument de son narcissisme, dans l’arène de son duel imaginaire systématique avec le petit autre où il cherche à nous entraîner en nous le donnant abondamment à voir et en nous prenant à témoin de ses malheurs, de son impuissance, de l’impasse imaginaire sans issue dans laquelle il reste figé dans le balancement contradictoire de son doute entre la vie et la mort, l’amour et la haine, qu’il se détourne de son rapport vivant à l’Autre. Qu’il « se désaxe » dit Lacan faisant référence au schéma L où la relation symbolique S – A   se croise de la relation imaginaire a – a’ (les 2 villes de la citée enchantée) qui lui fait barrage.

 

C’est alors de la loge de l’Autre mort selon son vœu où il s’installe, en évitement de la castration et en rendant dès lors tout risque inopérant, que le sujet obsessionnel suit le jeu de prestance de ce duel imaginaire dit Lacan.

 

« Le mouvement même qui désaxe vers la relation imaginaire à l’autre comme semblable, met au jour l’agressivité rivale, le défi de la lutte de pur prestige et l’enjeu de la vie et de la mort, dans la lutte de l’esclave et du maître … {.. ] Mais quelle mort : celle que porte la vie ou celle qui la porte ?» Car il s’agit bien de barrer l’Autre dans sa consistance mortifère Toute pour vivre. Ce à quoi ne se résout pas l’obsessionnel qui maintien un Autre à tuer comme interdicteur de tout désir. S’il ne passe pas, comme le dit Leclaire, à « l’actaque » c’est qu’il y a régression de l’acte à la pensée. Mais il s’agit d’une pensée embrouillée, complexifiée dans un labyrinthe dilatoire qui l’isole (dans sa cité enchantée, on ne se dit pas  directement les choses) la met en doute et en empêche ainsi la dangereuse réalisation imaginaire. Ce n’est pas son objet que l’obsessionnel met à distance, mais c’est son désir. Car, imaginée toute puissante, cette pensée reste marquée par la croyance magique à conjurer et inhiber du risque de ses effets jouissifs mortifères réels.

 

Par ses symptômes, il convoque et conjure à la fois cette grande proximité maternelle que, contrairement à l’hystérique, il a jadis vécue comme expérience sexuelle de plaisir.  Il … pense, l’obsessionnel. Il surinvestit la pensée. Il se retire et il pense mais il ne se lance pas. Il pense … à la mort du maître tout puissant, son secret reflet. Il pense que c’est la mort du maître, d’un maître qu’il voudrait bien tuer sans s’y risquer, qui lui procurera la jouissance interdite. Il pense faussement que si Dieu était mort, tout serait permis.   Dès lors, il ne lui reste qu’à attendre … en travaillant. Il est d’ailleurs souvent un grand travailleur devant l’éternel ou un faiseur d’exploit. Secrètement, c’est l’Autre maternel dont il se vit ainsi le héros. Ou mieux, par ses exploits, il a l’espoir imaginaire secret qu’il lui sera, en contre-partie de son seul mérite, pardonné la suffisance de son Moi érigé en véritable « place forte » à la Vauban, dans lequel il s’est retranché (d’où parfois les séances courtes pour … couper court à ce bavard et savant retranchement) et qu’il lui sera concédé, avec cette bienveillance achetée, quelques franchissements de l’interdit inhérent au maintien camouflé de sa position incestueuse latente dans l’œdipe …  De fait, il y croit toujours à sa bonne étoile, lui qui n’a pas renoncé à se croire, avec quelque soutien maternel complice au regard des positions subjectives de chacun dans le triangle familial, l’enfant préféré, le héros faire-valoir de sa mère : son phallus.

 

Non castré de son identification phallique pour rester l’objet du désir de sa mère, l’obsessionnel est donc ce qu’il imagine l’autre rival être à sa place usurpée et qu’il veut dès lors détruire.

 

Dans ce mode duel c’est en tout ou rien que les choses se vivent. Voyant dans l’autre qui lui ravit sa place de phallus ce à quoi il est identifié sans le savoir, il ne se sent plus rien sauf à l’éliminer. Étant hors castration, son désir ne peut qu’être frappé d’inhibition car, comme nous le dit Lacan à la fin de subversion du sujet et dialectique du désir : « La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir ». On peut corréler à cela que pour l’homme, selon le complexe de castration, il ne peut avoir le phallus que symboliquement et sur le fond de sa « négativation » imaginaire.

 

C’est à dire qu'il ne peut aboutir à avoir le phallus que sur fond de ce qu’il a pu franchir un moment où il ne l’a pas eu, en plus du fait qu’il ait dû accepter de s’apercevoir dans la déception et d’intégrer, tout comme la femme, qu’il ne l’était pas.

 

 

                                                                                                                                       Michel Berlin

 

 


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