Mlle Else

 

Prologue :

 

Résumé de "Mademoiselle Else"d'Arthur Schnitzler

 

" Une jeune fille de la bourgeoisie viennoise, en villégiature avec sa tante dans un palace italien, apprend que son père, ruiné à la suite de malversations financières, ne pourra être sauvé du déshonneur et de la prison que si elle parvient à soutirer à un ancien ami de la famille, le marchand d'art Dorsday, une somme importante. Celui-ci lui promet l'argent à la condition qu'il puisse la contempler nue. Le vieux Dorsday répugne à Else - elle veut bien être une garce, mais pas une grue - et sa proposition déclenche chez elle un délire qui trouvera son épilogue grandiose dans la scène où elle se déshabille dans les salons de l'hôtel avant de se donner la mort en absorbant des somnifères. "

 

Roland Jaccard : Mademoiselle Else ou le soliloque tragique d'une femme piégée par les oscillations de l'âme.

 

A travers les mots et les errances désespérées de son personnage, Schnitzler brosse le tableau exemplaire des fascinants déchirements de la morale viennoise au tournant de la modernité, valse - hésitation entre désir et devoir, entre fantasmes de prostitution et rêves de continence.

 

Publié en 1924, ce texte demeure l'un des plus beaux exercices de style de la littérature contemporaine.

 

 


 

La mort comme réel : c’est au-delà du rêve qu’elle nous surprend.

 

                        (Intervention en Avignon au séminaire de Marie-Thérèse Santini et de Jacques Rabinowitch)

                    « Je porte en moi un secret que j’ignore, je vous le donne, mais taisez-vous. »

                                                                                                                                    Freud

 

 

Découvrant Schnitzler, je suis saisi par la vérité de la profondeur des mouvements, tumultes et dérives intérieurs qu’il sait nous dévoiler. Le génie de l’écrivain en effet c’est qu’à travers sa création il parvient à nous toucher et à mobiliser en chacun de nous le rapport de vérité que montre et cache à la fois l’écriture, en y faisant bord. Une vérité singulière sur fond commun de l’habillage artistique et poétique de l’horreur d’un trou. Il s’agit de la transformation esthétique, susceptible d’être mieux reçue ainsi pour une « prime de plaisir », d’un drame commun qui nous cause et avec lequel il nous faut composer pour vivre.

 

J’en suis saisi en résonance en tant qu’Homme, en tant que père de trois filles et en tant qu’analyste ayant reçu des adolescentes et des hystériques par la fraîcheur, presque naïve, du  monologue intérieur de cette jeune fille exaltée et « altière » qui se cherche encore et qui en vient à déraper vers le suicide quasi accidentellement. Le lecteur se prend à être le témoin d’un drame, familièrement étrange en lui, où le jeu alterné répétitif de la vie et de la mort se déroule sur un fil. Le fil des mots dont le sujet s’avère n’être que l’effet. Ni son maître, ni sa victime glorieuse. Quelque éblouissant misérable ou touchant dont il rêve parfois passionnellement pouvoir se parer pour rester inentamé, en position de se faire, en tant qu’objet (a) ce qui pourrait assurer la jouissance de l’Autre.

 

Dans cette nouvelle de Schnitzler se décline poétiquement le rapport au réel, le « féminin de l’homme » comme manque à être et (moins phi), ainsi que le nouage dynamique entre le jeu répétitif d’Éros et celui de Thanatos comme étant au cœur même du processus de symbolisation.

 

Ça m’évoque d’emblée que Freud, on le sait, a toujours été jalousement admiratif de ce que l’artiste ou le romancier donne à voir ou à entendre la plupart du temps à son insu de ce qui habite l’Homme, alors que la psychanalyse ne le fait advenir qu’au prix d’une « livre de chair » et par l’explicitation théorique d’une longue élaboration. «  Le romancier apprend par le dedans de lui-même ce que nous apprenons par les autres » dit-il dans un commentaire de la Gradiva de Jensen. « Point n’est besoin pour lui de les exprimer, ni même de les percevoir clairement {…} elles sont incorporées à sa création »  poursuit-il.

 

Je suis également renvoyé à la seule lettre que Freud adressa à Schnitzler pour le soixantième anniversaire de ce dernier le 14 mai 1922. Il a, lui, soixante six ans. Voici ce qu’il écrit.

« Je vais vous faire un aveu que vous aurez la bonté de garder pour vous par égard pour moi […] Une question me tourmente : pourquoi en vérité, durant toutes ces années, n’ai-je jamais cherché à vous fréquenter et à avoir avec vous une conversation [..] ? Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double [  ]. En me plongeant dans vos splendides créations, j’ai toujours cru y trouver, derrière l’apparence poétique, les hypothèses, les intérêts et les résultats que je savais être les miens […].  Votre sensibilité aux vérités de l’inconscient, de la nature pulsionnelle de l’homme, votre dissection de nos certitudes culturelles conventionnelles, l’arrêt de vos pensées sur la polarité de l’amour et de la mort, tout cela éveillait en moi un étrange sentiment de familiarité ».« Dans un petit livre écrit en 1920 « Au-delà du Principe de Plaisir », j’ai essayé de montrer qu’Éros et la pulsion de mort sont des forces originaires dont le jeu opposé domine tous les énigmes de l’existence. J’ai ainsi eu l’impression que vous saviez intuitivement - ou plutôt par suite d’une auto-observation subtile- tout ce que j’ai découvert à l’aide d’un laborieux travail sur autrui ».

 

Freud, dans son admiration, reste là néanmoins modeste car on sait bien que son travail lui a plusieurs fois coûté, comme il dit, « une livre de chair » et que comme il l’ajoute là dans sa lettre, « la psychanalyse n’est pas un moyen de se faire aimer ».

 

Mlle Else apparaît comme une jeune fille de 19 ans, pas sortie de l’adolescence qui se cherche encore sur un mode hystérique. Se qualifiant elle-même d’ « altière », elle est éprise d’absolu, en proie à ses rêves qu’en bonne névrosée elle n’est pas prête à assumer quand s’en présente le risque de réalisation, de mise en acte. A l’inverse du pervers, le névrosé comme c’est le cas de Mlle Else, fuit la réalisation de ses fantasmes les plus secrets.

 

Le drame qu’elle ne peut surmonter et de l’impasse duquel elle doit se tirer (« Heureusement j’ai les cachets, mon unique salut » dit-elle) pour maintenir, voire décoller sa subjectivité là où elle risque d’être prise au piège de son annulation en tant que sujet ravalé au rang d’objet, c’est qu’elle se trouve mise dans une situation perverse où la réalité devient très proche de ses rêveries. Des rêveries qui, comme tampon du réel, devaient rester en l’état.

 

La situation, on le voit, est perverse de façon surdéterminée. Else est mise dans la réalité en position de sauver son père du déshonneur et de l’infortune : soit de l’impuissance.

Se trouvant donc devant le risque de réalisation réelle de son fantasme, elle doit l'insatisfaire pour continuer à tamponner le "trou" du réel.

Elle est convoquée par la situation précisément là où c’est pour elle, en tant qu’hystérique, le plus sensible selon son fantasme de soutenir la puissance du père dans son statut phallique. Mais de plus, elle est amenée à se risquer selon un autre fantasme : se faire objet dépravé pour le regard jouisseur de l’autre

 

Être objet passif de la jouissance voyeuriste de l’autre certes, elle peut bien avec un délicieux petit frisson d’horreur en rêver. Mais il faut que ce désir reste dans l’insatisfaction, au risque imaginé de disparaître en tant que sujet du manque si ça n’est pas le cas.

 

Pourtant le sujet n’est que représenté par un signifiant pour un autre signifiant et sa chute « aphanisique » dans le rapport des signifiants S1/S2, si elle fait séparation, n’est pas nécessairement une mort réelle. Une mort pour de vrai. D’ailleurs l’amalgame est longtemps maintenu et en dernier ressort, une fois trouée la bulle de rêverie qui y faisait écran, les yeux se décilleront, le réel sera entr-aperçu, et le sujet, réveillé au moment même où il s’endort, voudra qu’on l’empêche de sombrer et de mourir. C’est là l’inverse du père, cité par Freud dans « L’interprétation des rêves » qui, rêvant que son enfant mort brûle alors que celui-ci brûle vraiment, est réveillé pour  mieux continuer à dormir et à ne pas affronter en direct un réel insupportable.

On voit que le rêve n’apparaît comme gardien du sommeil que pour se garder du réel…à titre de priorité. Notre état de soi-disant veille n’étant qu’une somnolence qui s’ignore la plupart du temps.

 

L’alternance de son aphanisis et de sa réapparition par la fonction de l’objet (a) comme tenant lieu de rien, n’entraîne pas la néantisation subjective par garantie même de l’ordre symbolique et de la mise en jeu du Nom du Père.  La jouissance est bien perdue, barrée, pour le sujet névrosé. Mais, Mlle Else, elle, au plan d’un imaginaire entier et altier, n’en est pas vraiment assurée. Elle ne veut pas vraiment ne pas y croire et ça fait symptôme.

 

C’est la situation dans laquelle elle est mise et se complait qui est angoissante par risque pervers de court-circuit de l'interdit et du coup de l'inter-dit du symbolique. Mais n’est pas pervers qui veut ou le craint. Le sujet n’est pas maître de sa structure. Cette jeune fille, comme beaucoup d’adolescentes hystériques, consent à avoir des fantasmes pervers, mais à une condition : qu’ils restent sans conséquences. Même ses rêves de mort, sorte d’identification romanesque idéale, elle semble ne pas croire qu’ils puissent se mettre en acte pour de bon. La mort imminente en effet la surprend et son occurrence, on l’a vu, troue le fantasme qui la tamponnait et en brouillait la vérité. Elle voudrait, dans un sursaut d’éveil, pouvoir crier au secours et dire qu’on ne la laisse pas s’endormir. Trop tard!

 

Ce à quoi Mlle Else rêve aussi en frissonnant, c’est à un « filou »  qui l’exonérerait de l’alibi de l’amour pour être désirée et en retour pour désirer librement être désirée. Ce filou assumerait parfaitement sans honte reçue ou donnée le « pur » désir. Un désir dont elle se ferait totalement l’objet en se laissant contempler nue, jouissant de l’effet d’excitation produit sur l’autre, au prix de croire en paiement de contre partie devoir « mourir dans l’instant ». 

 

Mais, à part ce fantasme, elle se dit bien vouloir être une dévergondée qui allumerait le désir de l’homme et en jouirait ainsi, mais pas une putain qui s’en ferait l’objet masochiste déchu. Elle aimerait, sans conséquence non plus, simplement ressentir qu’on la ressent dévergondée, alors que « Fred, ce bêta  ne le ressent pas ». « C’est pour cela qu’il m’aime » ajoute–t-elle avec quelque dépit. Mais alors s’il l’aime, précisément elle aura honte de se montrer nue devant lui. Elle veut bien avoir mille amants mais trouverait dégoûtant de coucher dans le même lit d’un seul. Elle critique avec déception Paul de n’être pas assez entreprenant et pourtant s’il l’avait été « il aurait dégusté ». Pour elle, restée trop entière et empreinte d’idéal, être humain seulement, soit dans la castration, c’est dérisoire et ça fait pitié.

 

    Le sujet ne se résout pas à son manque à être qui pourtant le cause. Il se heurte à l’aliénation de sa division, mal paré qu’il demeure de l’ouverture que constitue ce second temps de sa séparation par laquelle il s’engendre du jeu du signifiant qui le représente pour un autre.

 

«  Le signifiant se produisant au champ de l’Autre fait surgir le sujet de sa signification { } et le réduit à n’être plus qu’un signifiant, en un mouvement de fading, comme disparition » nous dit Lacan dans les quatre concepts de la psychanalyse. «  Car dès qu’il parle, le sujet pose la question sur ce qu’il est. Mais il n’y a pas de signifiant qui pourrait renvoyer au sujet le signifié perdu. Le fantasme de sa mort, de sa disparition est le premier objet que le sujet a à mettre en jeu dans cette dialectique » ajoute Lacan.

 

Ce fantasme, Mlle Else le développe tout au long de son monologue jusqu’au bord extrême de sa conclusion finale où il chute. « Qui pleurera quand je serais morte » se demande-t-elle ? « Que ça serait beau d’être morte » rêve –t-elle. Être vue morte et émouvoir ainsi l’autre, susciter de l’amour, de l’intérêt et de la compassion la flatte. Elle cherche le secret du désir féminin. S’interroge sur ce qu’est une femme et sur ce que l’homme désire en la femme, en bonne hystérique qu’elle est.

Dans un jeu identificatoire de cache-cache spéculaire elle passe en revue différentes positions où elle s’objective comme autant d’interrogations pour atteindre un idéal. Dois-je être dévergondée ? Morte ? Déchue ? Admirable d’abnégation  pour sauver l’honneur de papa ? Ou au contraire drapée dans une pure dignité qui ne survit pas à la honte d’être descendue si bas ?

 

« Pour la femme, nous dit Piera Aulagnier dans un article sur la féminité (in Le désir et la perversion p. 61) la position est inverse de celle de l’homme qui tente de parer les affres de la castration en se donnant l’illusion d’un désir autonome face auquel la femme ne pourra être qu’objet anonyme… » [La femme] « Elle se dira toujours partisane de l’amour unique, de la fidélité. Dans une tentative de nier la possibilité du désir pur, l’amour devra toujours lui servir d’alibi (je désire parce qu’on m’aime telle sera sa devise). Ce qui veut dire que quelque chose s’oppose à ce qu’elle se conçoive pour l’autre comme objet de désir et non comme objet d’amour ; et pourtant il n’y a pas d’analyse au cours de laquelle ne se profile un jour ou l’autre à l’horizon la fascination de la prostituée, de celle qui apparaît  imaginairement comme pur lieu de plaisir. » «  Plus les vices qui lui font horreur et que son imagination dote de raffinements les plus extrêmes sont choquants, plus elle suppose merveilleuse, unique, la jouissance de l’autre. »

 

     Mais, comme Mlle Else, plus elle est tentée d’un côté, plus elle s’y refuse d’un autre. Car elle est en risque de se laisser captiver, ravir dans le fait de faire coïncider la position masochiste d’objet de rejet, de déchet, avec l’objet de jouissance par excellence, ajoute Piera Aulagnier. On comprend qu’il y a là risque parce que tentation pour elle si elle n’est pas masochiste. N’est-ce pas un peu ce qui traverse et conflictualise aussi Mlle Else qui, bien que rêvant délicieusement de cette position, ne peut bien entendu l’assumer faute de se reconnaître et s’accepter désirante de ce désir de l’autre, qu’au prix consécutif de sa disparition pour tenter de se retrouver. Le drame c’est que ce soit au prix de sa disparition réelle.

 

Mais cette disparition de la scène comme tentative avortée de renaître comme sujet par sa chute en dessous de la barre, est aussi surdéterminée par son identification haineuse à ceux qui – père escroc, vieux filou pervers- l’ont mise dans cette impasse. «  Le mieux serait de se suicider, vous l’auriez cherché vous autres » et aussi « Papa n’a qu’à se suicider » ou encore « s’il refuse, je me suicide ». Dans « Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » Freud nous donne l’éclairage suivant. « En effet, l’analyse nous a fourni pour l’énigme du suicide cette explication, que peut-être personne ne trouve l’énergie psychique pour se tuer si premièrement il ne tue pas du même coup un objet avec lequel il s’est identifié, et deuxièmement ne retourne pas là contre lui-même un désir de mort qui était dirigé contre une autre personne ».

 

C’est ce que fait Mlle Else.

 

                                                                                                                        Michel Berlin


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