La vérité ne peut que se mi-dire


La vérité c'est ce qui ne peut s'écrire

Elle a structure de fiction et ne peut que se mi-dire

 

(Intervention en Avignon au séminaire de Marie-Thérèse Santini et de Jacques Rabinowitch)

 

J'ai déroulé le fil torsadé de cette question de la vérité qui ne peut s'écrire et seulement se mi-dire dans sa structure de fiction le long des incidences qu'en énonce Lacan notamment et principalement dans le séminaire I (Ch. XXI – La vérité surgit de la méprise), dans l'Envers de la psychanalyse (la formalisation des 4 discours), dans Le savoir du psychanalyste, dans les Ecrits (La science et la vérité p. 855).

 

La naissance du sujet au champ de l'Autre du langage, d'où il reçoit les signifiants S1 par lesquels il est représenté, en fait dans un premier temps de l'aliénation, lors d'un premier appel à l'Autre, un sujet barré $, un parlêtre. Mais pour que ce signifiant S1 qui représente le sujet puisse signifier, il lui faut être en relation avec un autre signifiant S2 pour lequel le S1 va représenter le sujet.  Toutefois il va y avoir une perte, une chute dans ce rapport du S1 au S2 et c'est l'objet petit a.  Ainsi le sujet représenté en S2  va se trouver divisé de son objet par cette opération de castration symbolique. Déjà écorné de l'être (l'être ou le sens) en tant que parlêtre, il va en outre être écorné du sens en tant que sujet divisé, refendu pour ainsi dire.

 

D'où un sujet divisé entre savoir et vérité. "Ou la vérité de l'inconscient ou le savoir" corrèle avec la formule développée dans la logique du fantasme à partir et en contre-pied du "je pense donc je suis" de Descartes dans laquelle l'inconscient n'a pas de place, formule qui s'énonce d'un "ou je ne pense pas, ou je ne suis pas".  Ou la vérité parle du point de manque du sujet comme cause originelle ou le savoir suture la parlêtre et la dit-mension de la vérité comme nous le verrons, puisque la vérité n'a pas d'autre médium que la parole pour s'entre-dire.   

 

Mais donc alors dès qu’il parle, ce sujet divisé ne saurait tout dire. Il y a toujours un reste, une séparation, un écart, une faille .Et c’est ce reste, en tant que perte originaire et originante de sa prise dans le signifiant qui le cause lui, "être de non étant" ce qu'il était avant, et le voue à la recréation métaphorique incessante en un retour répétitif toujours raté vers une jouissance fictive perdue. Car on sait bien, comme le dit Lacan, que "la jouissance est inter-dite à qui parle comme tel".  

 

Cette "dit mention", c'est-à-dire cette mention de la vérité c'est seulement dans l'inter-dit et en tant que pas-tout, qu'elle se fait. Et ainsi, dans le fond, tout comme la jouissance, le réel et le rapport sexuel, la vérité ne peut s'écrire.

 

En effet, de la division du sujet sous l'effet du signifiant une distinction est à opérer dans le discours entre le dit et le dire, entre le sujet de l'énoncé et le sujet de l'énonciation qui articule la vérité du désir inconscient. Une vérité, sous l'effet de cette division ne peut jamais que se mi-dire. Mentionnée dans le dit (comme dit-mention), elle procède néanmoins du mi-dire de l'énonciation inconsciente.

 

Lacan le dit ainsi : "Ca ne va pas sans dire, on voit que c'est le cas de beaucoup de choses, de la plupart même, y compris de la chose freudienne telle que je l'ai située d'être le dit de la vérité. C'est ainsi que le dit ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fût-ce à ne jamais dépasser le mi-dit, le dire ne s'y couple que d'y ex-sister, soit de n'être pas de la dit-mension de la vérité."

 

Car puisque le sujet advient par l'effet du signifiant, le langage étant la condition de l'inconscient et non l'inverse, c'est dans l'acte même de l'articulation signifiante par laquelle "un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant", c'est-à-dire dans l'énonciation que le sujet advient. Du même coup, la vérité du sujet de l'inconscient n'advient quant à elle que dans ce par quoi le sujet advient, c'est-à-dire dans l'énonciation. Elle n'a que le langage comme moyen. La vérité en question dans la psychanalyse, c'est ce qui au moyen de la fonction de la parole ne peut qu'approcher, dans un abord qui n'est nullement de connaissance mais "d'induction, au sens d'un champ d'induction" comme le dit Lacan, de quelque chose qui est tout à fait réel.

Alors " l'amour de la vérité, c'est l'amour de cette faiblesse dont nous avons soulevé le voile, c'est l'amour de ceci que la vérité cache et qui s'appelle la castration" (l'envers p.58)

"Ce qu'on attend d'un psychanalyste, c'est de faire fonctionner son savoir en terme de vérité. C'est bien pour cela qu'il se confine à un mi-dire"(l'envers p. 59). C'est bien pour cela que l'interprétation ne ressortit pas à suturer le manque de savoir et à boucher par des explications ou de l'objectivation la béance qui fait énigme introduite par la coupure signifiante.

 

Pour le sujet névrosé, c'est de lui qu'il s'agit là, entré dans la dépendance de la demande,  la vérité (sous la barre) de son désir inconscient de par la coupure signifiante de la castration symbolique ne peut se dire qu'entre les lignes selon les lois métaphoriques et métonymiques du rapport des signifiants dont il est l'effet.

 

Aussi, dans l'envers de la psychanalyse, Lacan  y présente sa conceptualisation formalisée des 4 discours à partir de la castration symbolique comme condition du sujet divisé et de l'inconscient, de la façon suivante : S1/ $     S2/a

Où S1 est un signifiant maître représentant le sujet $ barré auprès de l'ensemble des signifiants S2 désigné comme le savoir et petit a l'objet perdu, le reste de l'opération de symbolisation désigné comme le plus de jouir.

 

Si l'on fait abstraction de la nature des éléments en jeu, ce qui rend nécessaire les 4 places où s'inscrivent les termes S1, S2, $ barré, petit a, c'est que d'une part tout discours s'adresse à un autre  et qu'il s'adresse à l'autre à partir d'une certaine place celle d'agent, et c'est que d'autre part la vérité est latente dans et sous les propos officiellement tenus en tant qu'énonciation et que dans le discours quelque chose est produit. On aboutit ainsi à une nouvelle formalisation :     

        L'agent                  l'autre

     _______               ________

       la vérité               la production

 

Dès lors qu’il est rentré dans la chaîne des signifiants,  le sujet n’est plus que re-présenté par un signifiant pour un autre signifiant, sans signifiant qui le signifierait en une totale et absolue vérité de lui-même.  Il  recherche sa part à jamais perdue, cette "livre de chair". Et ce faisant, quand il parle, il s'adresse à l'Autre en qui il recherche le savoir sur ce dont il s'est séparé. Car "notre propre vérité, c'est au champ de l'Autre qu'elle nous apparaît comme étrangère".  

 

Mais elle ne peut au mieux que s'y mi-dire puisqu'il n'y a pas de métalangue, ni d'Autre de l'Autre, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de possibilité d'accès direct à la vérité, pas de possibilité de dire le vrai sur le vrai, puisque comme le sujet elle ne se fonde que de ce qu'elle parle. Et qu'elle n'a pas d'autre moyen que le langage pour le faire. On ne peut pas annuler rétroactivement la castration symbolique et le refoulement originaire pour aller dire l'être d'avant la parole, d'avant que le sujet ne vint au monde en se divisant. D'où la formule de Lacan : "Moi, la Vérité, Je parle". D'où aussi le fait que Lacan soit amené à dire : "Je n'ai rien trouvé de mieux que ce que j'appelle le mathème pour approcher quelque chose concernant le savoir sur la vérité, puisque c'est là en somme qu'on a réussi à lui donner une portée fonctionnelle".

 

C'est pourquoi l'Autre est posé par Lacan dans Encore (p. 103) comme "le lieu où la parole d'être déposée fonde la vérité et avec elle le pacte qui supplée à l'inexistence du rapport sexuel, en tant qu'il serait pensé, pensé pensable autrement dit et que le discours ne serait pas réduit à ne partir que du semblant". Car la parole s'institue dans le cadre d'un pacte symbolique liant celui qui parle à celui à qui il s'adresse et inversement.  Et Lacan insiste à plusieurs reprises au fil des séminaires qu'au-delà du mensonge, des ratés, des dénégations c'est par rapport à la vérité que se situe ce qui est émis.  Car, comme il le dit déjà dans les écrits techniques "Toute parole formulée comme telle (…) ce n'est pas qu'elle s'affirme comme vérité, mais plutôt qu'elle introduit dans le réel la dimension de la vérité". La dimension de la vérité est en effet corrélée avec celle de perte et de pas tout résultant de l'effet de castration du symbolique avec l'introduction de la coupure signifiante dans le réel qui laisse un reste à effet de cause. Alors, comme dit Lacan aux psychanalystes dans la science et la vérité (Ecrits) "La vérité comme cause, allez-vous psychanalystes refuser d'en assumer la question, quand c'est de là que s'est levée votre carrière. S'il est des praticiens pour qui la vérité comme telle est supposée agir, n'est-ce pas vous ?"

 

C'est dans et par sa parole et selon le pacte symbolique qui la fonde en sa dit-mention dans lequel elle s'insère que se dit la vérité, même par le mensonge et par les ratés de la parole comme symptômes et formations de l'inconscient.  "Le symptôme est valeur de vérité" et "dans la psychanalyse, il a affaire à quelque chose qui est la traduction en paroles de sa valeur de vérité". (Le savoir du psychanalyste p; 27)

Si c'est donc la parole qui définit la place de la vérité, elle y a néanmoins structure de fiction et elle pourrait bien tout de même dire la vérité sans le savoir…

 

"Mais pendant l'analyse, dans ce discours qui se développe dans le registre de l'erreur, quelque chose arrive par où la vérité fait irruption." (…) Nos actes manqués sont des actes qui réussissent, nos paroles qui achoppent sont des paroles qui avouent. Ils, elles, révèlent une vérité derrière. A l'intérieur de ce qu'on appelle associations libres, images du rêve, symptômes, se manifeste une parole qui apporte la vérité" (…)"La vérité rattrape l'erreur au collet de la méprise". (Les écrits techniques p. 291)

 

Cependant, dans ce qui tend à ce qu'elle soit dite la vérité rencontre comme une sorte d'impuissance ("elle est sœur de l'impuissance" nous dit Lacan dans l'Envers de la psychanalyse), une sorte d'impossible à articuler tenant au réel comme impossible à écrire, à formaliser. "Car, ajoute Lacan, entre nous et le réel, il y a la vérité".

 

Il y a quelque chose d'interne à la structure même du discours qui empêche que la vérité puisse se révéler et se dire toute et ce quelque chose c'est le réel, ce point d'indicible et d'irreprésentable, que le signifiant ne saurait recouvrir totalement. C'est à la rencontre de ce point, de ce trou plus exactement, au-delà du mi-dire que le mot manque et que le discours ou le rêve s'interrompt. Comme lorsque le discours de Freud, oubliant par refoulement le nom de Signorelli, se trouve interrompu par le surgissement du réel de la mort à partir du Herr de Herzegovine qui a été comme aspiré dans le trou par le Herr du maître absolu, celui du réel, de la mort. De même que de l'analyse du rêve de l'enfant qui brûle que nous propose Freud, il ressort qu'un rêve réveille justement au moment où il pourrait lâcher la vérité, celle sur l'approche du réel comme indicible, de sorte qu'on ne se réveille que pour continuer à rêver, à rêver dans la réalité en continuant de tamponner par du semblant et de la fiction une vérité insupportable, celle de ce réel qui serait TOUTE, mais qui reste in énonçable.

 

De fait, le réveil, celui qui permet comme le dit Lacan de continuer de rêver, permet, à condition de renoncer à la dire toute, à la vérité de rester évoquée et évocable entre les lignes d'un semblant qui fait tampon. Ainsi ce qu'on ne peut atteindre directement en volant, il nous est donné de nous en approcher en boitant comme le dit Freud à la fin de son au-delà du Principe de plaisir. Nous allons donc pour ce soir nous arrêter à ce bord…

 

 

                                                                                                                                                            Michel Berlin





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