Préface à « Du scalpel à la plume : une vie par la poésie » du Pr Claude Savornin

« Pour faire de grandes choses, il faut vivre comme si l'on ne devait jamais mourir. » disait  Vauvenargues. Sans toutefois en oublier de vivre, ajouterais-je.

                     

 

 

                          Il est sans doute un âge où, sentant le long chemin parcouru par rapport à celui qui reste, l’Homme se retourne pour revoir, avec les yeux enrichis de l’expérience et surtout avec la profondeur du regard de son cœur, d’où il vient et ce qu’il s’est approprié en chemin. C’est pour transmettre à son tour l’essentiel de ce qu’il ne voudrait pas laisser se perdre. C’est encore une manière proprement humaine de désirer prolonger la chaîne. C’est-à-dire, encore et toujours, de faire symboliquement du plus avec du moins, de l’avenir avec du passé, de s’enrichir des potentialités découlant d’une béance structurelle initiale à transmettre.

 

                       Me revient ici une phrase de Freud que j’ai faite mienne et mise en exergue de mon site. Avec l’expérience, j’en ai mieux compris l’extrême justesse. Ce n’est pas tant du plus et du savoir, conscient et bien établi, que l’on transmet mais, aussi et surtout, cette béance humanisante sensible qui fait structurellement le fond actif insu et tout le riche potentiel vivant de notre humanité.

 

C’est, personnellement, ce que j’ai ressenti avoir reçu comme le plus enrichissant de la transmission de mes « pères », de mon géniteur aux professeurs et pairs modèles que j’ai rencontrés et fréquentés.

 

« Je porte en moi un secret que j'ignore, je vous le donne, mais taisez-vous » disait Freud.

 

Malgré l’extrême simplicité de sa condition sociale d’artisan et de petit employé, c’est par la communication de son émotion respectueuse face au savoir et à son ancien Lycée Gassendi, que mon père m’a transmis, à son insu et en résonnance motivante pour moi, l’importance d’un désir vivant non comblé de s’élever dans des valeurs qu’il n’avait pourtant pas réussi à faire estampiller par des diplômes. Je fus donc très fier d’intégrer, à sa suite promotionnante, comme pensionnaire, ce prestigieux Lycée Gassendi départemental. Dans le cadre du soutien amical et convivial de mes pairs, je ne m’y sentis, pour ma part, ni marqué ou brimé par la discipline. Elle me parut la nécessaire règle structurante pour vivre au mieux en groupe social et travailler sereinement, dans la marque du respect des valeurs et des maîtres qui les représentent.

 

Toutes choses symboliquement efficientes qu’on a eu sans doute tort de délaisser et ringardiser de nos jours pour nos enfants, parfois pas assez « paternés » me semble-t-il.

 

 Car, pour notre développement, il s’agit bien de ne pas reculer ni rester sidéré ou frustré devant le manque et la perte, béances actives fécondes, à élaborer au fond de chacun de nous, pour pouvoir en faire le maillon d’un enchainement permettant un cheminement de pensée et d’actions ou, comme ici pour Claude, l’enchainement métaphorique d’un parcours de vie mis en poèmes à notre adresse. C’est comme le relai d’un témoin à passer. Généreuse tâche humanisante ordinaire de notre espèce, marquant notre saut, chaque fois renouvelé, de la nature à la culture.

 

                     Comme pour la marche à pied, il faut bien consentir à se risquer à une rupture d’équilibre pour s’engager au risque d’avancer … Et puis recommencer, encore et encore suivant ce processus. Il en est de même pour s’approprier ce qui nous est transmis, c’est-à-dire apprendre, se transformer en le faisant « sien » et en le « métabolisant », sans pour autant ni ne le figer ni l’idolâtrer de façon possessive, fétichiste ou intégriste. « Ce que tu as hérité de tes pères, il te reste à te l’approprier » disait encore Freud.

 

Et c’est là un travail psychique essentiel d’Homme à accomplir. Mais, hélas, parfois de nos jours, prise dans le paraître superficiel des paillettes de l’illusion infatuée d’un trop de complétude au détriment de l’être, cette fonction « paternelle » symbolique de coupure et de transmission intergénérationnelle, pourtant essentielle à notre survie, semble tendre à se déliter dramatiquement sous des attaques et prétextes idéologiques vendeurs plus « modernistes » et narcissiques, voire fanatiques. Tant du côté de la transmission que de celui de la réception.  

 

Pour activer artistiquement notre sensibilité par une prime d’émotion et de plaisir, notre ami « gassendien », Claude Savornin, nous transmet généreusement les diverses étapes du chemin de sa vie. Elles viennent ainsi consonner ou dissoner avec les différents parcours de vie de chacun d’entre nous.

 

Ce partage artistique fait en outre lien social et renfort d’amitié. Peut-être fera-t-il aussi enseignement ? Il constitue ainsi le supplément d’âme et le regard du cœur qu’il ressentait surement devoir adresser généreusement à sa postérité et à ses amis et camarades pour compléter sa vie.

 

Il nous faut donc tous, pour vivre, disais-je, accepter l’humilité de prendre en compte et mettre au travail une sensible fragilité intérieure. Faute de quoi, comme Narcisse contemplant son image dans le reflet de l’eau, non seulement nous ne parlerions ni n’avancerions pas, mais encore nous nous engloutirions dans l’infatuation stérile de notre contemplation suffisante individualiste et masturbatoire.  C’est là parfois l’écueil de la vie des Hommes. Le ressort plus ou moins détendu d’un cheminement aux repères flous qui commence, tourne court et s’arrête avec eux.

 

Un homme, certes grand Chirurgien et prestigieux professeur de médecine plein de savoirs, mais aussi poète sensible et généreux, ainsi « presque » complet ce Claude !  Je dis bien « presque » parce que, heureusement pour lui, ce ne peut être que de la vibration in-suffisante ordinaire de ce « presque » singulier et donc « pas-tout » lui laissant encore à désirer que s’est soutenu la mise en musique harmonique qu’il nous offre de sa vie. Un « presque », pour lui comme pour nous tous, créateur d’élan, selon les déterminants de l’histoire qui a fait et fait au quotidien notre fragile « génie » humain propre !  

 

 Autre accomplissement pour ce petit montagnard devenu grand dont la ligne de vie pourrait consonner avec la recherche du mieux dans son domaine. D’un autre côté, bien sûr, la sagesse lui fait aussi percevoir comme repères et garde-fou, que parfois le bien pourrait suffire. Car la recherche passionnelle incessante d’un toujours mieux plus satisfaisant, pourrait mener au pire.

 

Toutefois, l’excellence manifeste de ce « major de promotion » a ainsi donc sans doute été l’ambition légitime du petit montagnard d’origine, « tombé », de naissance, dans les dures et exaltantes nécessités de pentes à gravir et de sommets à conquérir, comme notre Obélix national le fut dans la potion magique. Sauf que là : pas de magie à attendre. Seules, la nécessité de devoir ne pas reculer devant le désir de grimper vers le sommet et la mobilisation stimulante de la force des mollets pour le soutenir sont requis.  Et il le dit d’ailleurs ainsi :

 

« Que de sueur, que d’efforts,

 

Faut-il déployer lors de l’ascension,

 

Qui conduit du fond de la vallée, jusqu’au sommet des monts,

 

Mais au bout du chemin, quel réconfort, »

 

Et notre gassendien de Claude, descendu à la ville de son Couloubroux des montagnes s’en est tiré comme un chef … Un chef médical devenu de surcroît étoilé en poste à la capitale. La totale ! Mais surtout, selon son vœu, un maître dans son art, au sens antique du terme. S’élever dans la seule maitrise de l’art chirurgical, sans céder à la facilité intéressée de vouloir le délaisser, pour se laisser détourner par le chant des sirènes du pouvoir, en suivant une carrière administrative, voilà le panache d’un noble et pur souci qui l’honore.  Et qui honore au passage avec tous les siens, les anciens de son Lycée que nous sommes.

 

A la lecture du riche parcours professionnel de Claude, j’ai parfois eu l’impression qu’il a eu plusieurs vies. Lui, de sa place, s’interroge à rebours sur ce qu’il a dû y laisser, donc y perdre, notamment en présence pour les siens, en plaisir de vie familiale et sociale et peut-être aussi en loisirs. La nature a ses lois ; elle est notre comptable impartial. En matière de désir, pour gagner plus, il faut consentir à s’engager plus, en engageant comme une « mise ». Celle que Freud qualifie de « livre de chair » que lui coûta son ouvrage initial « L’interprétation des rêves » dans lequel il dû mettre et prendre le risque de livrer en pâture tant de lui. Telle est la loi. Celle du désir et de son coût. A chacun d’évaluer sa mise, en fonction de ses buts.

 

Je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée émue pour le rôle bénéfique de notre Ecole et donc aussi de notre Lycée en tant qu’institution de passage, de transmission et d’« ascenseur social ». Prolongement civilisé institué de la fonction paternelle qui est une fonction symbolique de coupure, douloureuse mais émancipatrice. Elle est aussi une fonction de transmission, hélas, parfois bien déconsidérée, voire rejetée et même attaquée de façon fanatique, perverse-narcissique ou paranoïaque, avec l’attaque des institutions publiques qui la prolongent et sont le fond de notre civilisation des lumières.

 

Comme Claude, la plupart d’entre nous sommes arrivés au Lycée avec, certes, la richesse de nos racines familiales, parfois simples, campagnardes et villageoises, mais l’institution républicaine de la transmission scolaire obligatoire nous a transformés et donnés les ailes pour grandir et voler plus loin. 

 

La singularité de nos trajectoires individuelles s’accompagne néanmoins de la commune, très rapide, et formidable évolution technique qu’a connue notre société ces dernières années.  Il n’y a pas de pareil dans l’histoire. Nous sommes en effet passés des veillées conviviales à la chandelle autour du feu de cheminée entre voisins, à la téléconsultation médicale par Internet et au risque d’addiction individualisante, quasi autistique, à nos écrans magiques où c’est la puissance illusoire de l’image qui prime. Et on n’a peut-être pas encore bien pris toute la mesure humaine de la contrepartie de ce confort technique extrême.

 

Notre monde, en mutation structurelle déstabilisante, n’est plus celui de notre enfance, ni même celui des valeurs humaines et sociales qui ont constitué nos repères depuis des siècles. En évolution exponentielle, il traverse une période de ruptures.

 

On assiste, parfois avec quelque impuissance décourageante à organiser le monde autrement, sous élément de langage hypnotique et vendeur de « modernisme » et de « mondialisation », au dommage collatéral de la mise en dérive individualiste régressive du sens de notre lien social, à la perte d’un Etat régulateur garant symbolique de l’intérêt public, à la mise en dérive du sens d’intérêt public de nos services d’Education, de Recherche et de Santé et même du sens de nos métiers artisanaux, au gabarit d’une seule logique marchande qui leur est inappropriée.  On assiste aussi à toujours plus de dérégulations de nos solidarités sociales, à la délocalisation dramatique insensée de nos industries, au pillage vorace exponentiel des ressources pourtant limitées de la planète qui nous fait vivre, à la paupérisation structurelle consécutive d’un toujours plus grand nombre de laissés pour compte du « ruissellement ».

 

  Tout ce qui faisait notre société civilisée tendrait ainsi à « devoir » se « moderniser » au pas dérégulé de cette nouvelle logique multinationalisée. Il s’agit de la quasi « dictature » d’une soi-disant « loi ». Celle du « marché », sauvage et acéphale, qui ne cesserait, sans régulations éclairées, de nous tirer vers le bas concurrentiel moins couteux du moins disant social et salarial, et qui devrait, « pour notre bien » et toujours plus « librement », prévaloir sur les valeurs de celle, civilisée et civilisante, des Hommes.

 

Avec l’âge, l’expérience et la longueur de nos parcours, certains d’entre nous se sont penchés avec tendresse sur le début du chemin et donc sur cette enfance, plus ou moins facile et plus ou moins studieuse, que nous avons dû laisser comme une mue pour avancer. C’est dans le sens de cette étape de vie que nous nous sommes retrouvés avec émotion et avec la tendresse du souvenir retrouvé des petits Lycéens en construction que nous fûmes ensemble. Dans la foulée, nous avons fondé une affectueuse et joyeuse association des anciens du Lycée Gassendi. Nous avions alors la blouse grise comme uniforme voilant nos singularités et nos origines mais marquant le lien commun prometteur. Le pli est-il resté ?

 

Car, dans nos rencontres actuelles, au-delà du plaisir rafraichissant de retrouver, derrière les rides du papy ou de la mamie, l’éclat des yeux de l’adolescent et de l’adolescente que nous fûmes, prêts à dévorer la vie devant nous, en délaissant le déguisement de nos costumes professionnels et sociaux, c’est la simple authenticité de ce lien commun renouvelé, solidaire, reposant et affectueux, qui domine.  En guise de décharge soulageante des oripeaux du reste. C’est une parenthèse touchante et reposante. Je dirais même qu’elle est régénérante.

 

Avantage de l’ancienneté pour mieux toucher ce qu’est l’essentiel des êtres et de leur relation ? Bien en deçà de l’artifice futile et trompeur du paraître, s’agirait-il de pouvoir ainsi gagner encore en sagesse et en accomplissement de l’être ? Je laisse chacun à sa réflexion, à son éprouvé et à ses choix.

 

                                                                           Michel Berlin, Janvier 2021