Se séparer c'est s'emparer du signifiant

Photo MB Lisbonne
Photo MB Lisbonne

 

Se séparer, c’est se parer du signifiant

 

 

              C’est  parce que je suis membre d’une équipe d’accueillants de la Maison Bleue, que ma collègue Dominique Nadal m’a proposé d’intervenir aujourd’hui en tant qu’analyste sur le thème psychanalytique de la séparation.

C’est donc à partir du vif de mon intérêt pour l’expérience de vérité à quoi mène la psychanalyse et dans la perspective des liens à faire avec un certain mais non quelconque accueil des tout-petits et de leurs parents à la Maison Bleue, que je me suis mis au travail.

 

             Ce faisant, dans un premier temps, il m’est apparu intéressant de développer et préciser ce qui oriente, selon nous, la spécificité de la Maison Bleue par rapport aux autres lieux d’accueil parents– enfants. Notre plaquette ne fait que l’évoquer dans la discrétion d’un mi-dire…

 

               Dans la ligne ouverte par Françoise Dolto à Paris, nos équipes d’accueil, vous le savez, se composent toujours de trois personnes, chacune formée par l’expérience de sa propre psychanalyse à  ce qu’il en est du travail de l’inconscient et des effets de la parole. Parmi ces trois, un ou une est psychanalyste.

 

             C’est de la singularité de la formation de ces accueillants psychanalysés d’une part, de l’écoute et de la position qui en découle d’autre part, que vont procéder, au-delà de la seule apparence commune de venir jouer et parler, les effets au niveau des échanges et de la mise au travail des séparations et intériorisations symboliques à opérer par le tout petit et les adultes qui l’accompagnent. 

 

               Comme le proposait Françoise Dolto, en favorisant ou en restituant parfois le fil échangé de paroles vraies (c’est à dire au plus prés de la vérité du sujet de l’inconscient) il s’agit de prévenir précocement, dans le moment de leurs manifestations mêmes, la fixation des distorsions et des impasses traumatisantes de vie et de développement entraînées et renforcées par les non-dits et les contre sens concernant la vérité symbolique inconsciente que vit un enfant ou celle qui touche ce qui l’entoure. Car il est difficile d’être enfant, voué à l’impuissance et à la dépendance de sa pré maturation et contraint de chercher à se repérer dans les attentes et les désirs des parents pour trouver sa propre voie et émerger à son propre désir.

 

             L’expérience de la psychanalyse révèle l’enfant comme être de désir et de langage ayant à se structurer à partir et à cause d’un manque d’absolu qui fait blessure au cœur de tout être parlant. Qui fait blessure du fait même qu’il est entré dans le langage. C’est en effet de la perte de la chose symbolisée dans la parole (l’organisation des signifiants), qu’une boiterie s’introduit au cœur  de l’homme. Elle met alors le sujet en mouvement irréductible pour tenter de retrouver le point d’origine de ce qui s’est perdu d’être symbolisé : c'est son désir. Et c’est l’objet, qui en se constituant comme perdu et comme séparé, cause ce désir et donc celui qu'on appelle le sujet de l’inconscient. Ce processus de symbolisation primordiale nous intéressera dans la seconde partie de l’exposé.

 

             La cure psychanalytique se distingue de l’ensemble florissant des diverses psychothérapies ou rééducations en ce qu’elle se spécifie d’être, comme le disait Lacan, le traitement qu’on attend d’un psychanalyste. De même, bien que le psychanalyste de chaque équipe d’accueil ne soit pas là en position d’offrir un cadre pour conduire des micro cures, il n’empêche que ce qui y est offert de s’y passer et d’y pouvoir opérer là particulièrement, tient à l’originalité d’un dispositif incluant avec le matériel de jeu et la présence d’autres tout-petits et de parents, la présence et le désir singulier des membres d’une équipe traversés par l’expérience et l’éthique de la psychanalyse.

 

           Qu’est-ce à dire ?

 

            De nos jours, il est de bon ton d’user des mots dans une fonction imaginaire d’apparence qui amalgame et donne le change au manque d’où ils procèdent et aux différenciations qu’ils marquent. Ainsi notamment, le vif de l’orientation psychanalytique semblerait pouvoir être accommodé, voire annexé par bien des territorialités et démarches professionnelles en position d’autorité et de savoir, pour, ainsi domestiqué et phagocyté, mieux en avoir le tranchant et l’efficace émoussés. Aussi il me semble qu’il n’est sûrement pas inutile de re-préciser en quoi l’éthique psychanalytique qui oriente notre accueil et donc ce qu’on vient en attendre, se démarque, parfois radicalement, de ce qui fonde et oriente l’esprit et la démarche des pratiques médico-sociales, médico-éducatives ou soignantes.    

          

           Celles-ci se caractérisent par une position de savoir et de vouloir faire le bien supposé de ceux qu’elles mettent en place d’objets bénéficiaires. Ceux-ci dès lors, objets de "besoins" et de travail normalisateur des autres à leur égard, ne sont pas subversivement placés en position responsable de sujets de leurs symptômes, et mis au travail de séparation (castration symboligène, disait F. Dolto) d’avec ce dans quoi ils sont mis en souffrance, en impasse, en échec.

 

            Or, par l’entremise d’un opérateur caractérisant l’acte analytique que Lacan désigne en tant que désir de l’analyste, la démarche analytique se démarque de toute pratique médicale, pédagogique ou sociale visant à guérir, normaliser ou faire le bien. Elle  ne procède pas d’une position de puissance socio-éducative, pédagogique ou thérapeutique (vouée structurellement à l’impuissance) pour réduire ce qui ne va pas du point de vue tiers de l’ordre social en tant qu’anomalies, anormalités, inadaptations, pathologies.

 

           L’acte du psychanalyste opère en revanche une subversion de la position du sujet désigné comme dysfonctionnant, pour lui donner l’occasion de s’engager à se positionner comme demandeur, sujet d’une souffrance enclose dans un symptôme qu’il va être amené à reconnaître comme sa propre création et qui pour l’heure prend alors pour lui valeur d’énigme à résoudre. Quelque chose en lui, lui échappe et le divise.

 

                  Poser alors qu’il existe un savoir à décoder sur cette énigme et que ce savoir est du côté de l’analyste sert de moteur et de pivot transférentiel à la cure.

Jusqu’alors ce manque de sens, ce savoir en moins cause d’un désir de travail d’analyse était ignoré par le sujet lui-même. Il était recouvert soit par sa propre plainte tournée vers un extérieur dénoncé comme mauvais et dérangeant, soit par celle de son entourage ou du corps social à l’égard d’un comportement déclaré anormal, inadapté, pathologique, dérangeant, déficient ou maladif.

 

               Mais quelles conséquences, me direz-vous pour la Maison Bleue, puisque les psychanalystes n’y pratiquent pas de cures et ne sont là qu’en position d’humains analysés et enrichis de ce qu’a déposé en eux l’expérience de l’inconscient et du manque qui les cause comme sujets ?

 

                 La première, découlant de ce qui démarque la psychanalyse de toute autre pratique de vouloir pour et à la place de l’autre ainsi rassuré et dispensé de travail mais influencé et renforcé dans son aliénation est, me semble-t-il, d’ordre éthique. Elle s’inscrit dans l’éthique freudienne qui est celle du sujet ayant à advenir à sa réalisation « wo es war, soll ich werden » , « là où c’était (la souffrance, le symptôme, le non-dit), je dois advenir ».  Advenir dans un mi-dire en passant fugitif et insaisissable qui ne cesse de rebondir entre les lignes et les mots pour se dire et se faire entendre ainsi, de biais, quand même.

 

              La seconde découle d’une écoute singulière qui, sans apporter de réponse ou se lancer dans un « faire » pour autrui, en apparence d’ordre altruiste et rassurant, mais qui s’avère de fait clôturant et objectivant, incite à s’ouvrir à mettre au travail ce qui fait béance et saigne. Cette écoute " en creux " porte la parole adressée à n’être pas sans portée ni conséquences pour l’expression évolutive et créatrice de la subjectivité des parents croisées avec celle des enfants.

               L’enfant arrive au monde dans un univers symbolique de langage. Celui-ci lui préexiste et il va avoir à s’y insérer au prix d’une perte d’être compensée partiellement seulement par un gain : celui du pouvoir que confère l’usage des signifiants verbaux. Cet univers de langage va le déterminer dans son émergence comme sujet parlant, c’est à dire aussi l’introduire au désir.

 

                 Voyons d’un peu plus près ce processus singulier propre à l’humain devenant ce que Lacan appelle le parlêtre. L’enfant, en latin infans : celui qui ne parle pas, est livré au départ à la détresse de sa position prématurée d’être démuni du signifiant. Il y a du vivant en lui qui se manifeste par le cri, la douleur, la faim. Mais il se trouve que ce cri en vient dans le meilleur des cas à être entendu et reçu par l’Autre primordial (l’adulte tutélaire) comme voulant (lui) dire quelque chose. Le fait qu’un Autre l’entende fait retour sur le crieur. Par la réponse de l’Autre primordial qui ne se borne donc pas à satisfaire le besoin, le cri devient appel. C’est à dire que le cri du vivant, par l’entremise de l’Autre primordial prend valeur signifiante en ce que l’Autre, parlêtre désirant doté, lui, de l’usage de la fonction signifiante, y suppose un sujet à ce cri … Y supposer un sujet c’est supposer que ce cri exprime un désir.

 

             L’Autre primordial, la mère, a donc un rôle d’agent symbolique qui fait passer le cri de besoin en un appel. Soit en une demande qui vise un au-delà de la satisfaction du besoin. Cette demande sera la matrice de toutes les futures demandes, visant en dernière analyse un signe d’amour et appelant pour ce faire en son absence, la présence de sa mère.

 

             C’est donc par l’entremise de la rencontre avec un Autre qui lui suppose un désir, que l’enfant va accéder au symbole de l’absence de sa mère et, par la suite et à partir de cela à toute l’opérativité signifiante qui en découle. Car le symbole de l’absence, c’est ce qui pare à l’état initial de détresse d’un être démuni. C’est un semblant de présence par delà la séparation, c’est aussi une perspective de retrouvaille contre le désespoir et la déréliction. C'est la naissance du désir...

 

            Le cri devenu appel prend sens de demande et exprime le désir de la mère, de la mère comme désirée.

 

           Si le symbole évoque l’existence d’un signifié à jamais perdu d’une présence toute de la mère d’avant sa symbolisation, c’est plus recevoir des paroles que d’être satisfait au niveau du besoin ou du corps à corps que demande désormais l’enfant. C’est d’être « nourri », pourrait-on dire avec Françoise Dolto, de symbolique.

 

            L’usage du symbole, comme moyen de garder à l’intérieur un semblant certes, mais un peu de ce qui n’est pas, permet de franchir l’effet sidérant des séparations. Il permet de subjectiver ce qui serait éprouvé dans la déréliction comme traumatique, c’est à dire comme trou dans la vie et dans le sens, dans la pensée. On retrouvera cette rencontre de déréliction avec une incertaine impossibilité de s’y retrouver subjectivement dans toute situation ultérieure d’effraction traumatique (viol, accident, drame familial, prise d’otage etc.) de ce qui s’était constitué comme barrière au Réel, pare excitation, disait Freud.

 

              Ce qui permet de subjectiver le vide, la béance d’un réel qui vient à s’ouvrir devant le petit d’homme confronté à sa solitude en l’absence éprouvée de sa mère, c’est ce que, depuis l’observation par Freud de son petit fils jouant à lancer et faire revenir une bobine, l’on appelle le « fort/da ». C’est le prototype de la symbolisation primordiale.

 

             De quoi s’agit-il ?

            Cherchant à analyser ce qu’il en est de la tendance à la répétition dans le fonctionnement psychique, notamment dans les névroses traumatiques de guerre, Freud se demande pourquoi, au-delà du principe de plaisir, des personnes ayant subi une expérience traumatique, répètent cette expérience dans leur rêve, comme si celui-ci était ainsi détourné de son but habituel : à savoir la réalisation des désirs.

Pourquoi aussi se demande-t-il, les enfants répètent-ils dans leur jeu les impressions pénibles et les expériences douloureuses et désagréables qu’ils ont vécues, alors que cela semble pourtant aller à l’encontre de la recherche du plaisir.

 

                C’est alors qu’il eut l’occasion d’observer le jeu de son petit fils âgé de 18 mois consistant, tout en maintenant le fil,  à jeter et faire disparaître hors de son lit une bobine de bois entourée d’une ficelle en disant « ô, ô, ô, ô ! » (C’est à dire fort que l’on a pu traduire par « loin »), pour la faire réapparaître à sa vue, la saluant alors avec joie en disant « da » ( la voilà). Ce jeu, de disparition et de réapparition, dont on ne voyait généralement que le premier acte, nous dit-il, était répété inlassablement. Une observation ultérieure selon laquelle le retour de la mère après une absence de plusieurs heures fut saluée de la part du même enfant par « Bébé o-o-o ».  Ce « bébé loin », (soit pas là, parti) prononcé lors du retour de la mère qui, de prime abord fut incompréhensible, prit sens d’évocation symbolique  de l’absence par la présence et inversement. En effet, il fut remarqué que  pendant la longue absence de sa mère, l’enfant avait trouvé le moyen de se faire disparaître lui-même, en s’accroupissant et faisant disparaître son image d’une glace nous dit Freud dans une note de bas de page.

 

                Il fut ainsi amené à l’interprétation selon laquelle il s’agissait pour l’enfant de passer d’une attitude passive devant un événement désagréable subi dans le non sens, à une attitude active de reproduction symbolique de cet événement pour l’intégrer, et ne pas s’y perdre. « Le grand effort que l’enfant s’imposait, nous dit  Freud, avait la signification d’un renoncement à la satisfaction d’un penchant (selon le principe de plaisir) et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de sa mère » (p. 17 – de l’Au-delà du principe de plaisir)

 

                Il s’agit de s’en parer, de la béance de cette détresse innommable de l’absence et de la perte d’une partie de soi-même qui y est corrélée avant l’intériorisation symbolique de l’objet, en tentant de le répéter pour le subjectiver. Au prix d’un détour par du déplaisant, il s’agit de tisser le fil d’un lien, pour faire pont au-dessus d’une déchirure. Il s’agit de lier de l’énergie libre en excès pour pacifier le réel d’une jouissance innommable par du signifiant.

 

                  Lacan lui introduit le terme de Réel ou de Jouissance en tant qu’énergie à vif, non tamponnée (comme pansement) et non entièrement liée au langage, pour évoquer cette béance inhérente à la fonction de ratage, qui fait effraction directe dans le psychisme. Ce Réel est initialement apparu sous le mode du traumatisme et de la pulsion sexuelle (le troumatisme dira-t-il). Il leste tout le fonctionnement de la psyché. Ainsi, de structure, la rencontre, la retrouvaille recherchée, qui oriente à jamais la dynamique psychique, est, et reste, une rencontre manquée, une "malencontre" pourrait-on dire..

 

«  Nous sommes toujours appelés à un rendez-vous qui se dérobe » nous dit Lacan dans le chapitre d’un ouvrage sur les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse intitulé Tuché et automaton.  De ce manque, de cette différence irréductible entre le retour de la première satisfaction recherchée et celle, substitutive trouvée, il en est fait une cause, celle du sujet d’un désir inconscient, glissant à jamais, tel le furet, entre les lignes et les mots.

 

Pour Lacan, si en effet dans ce jeu répétitif du fort/da l’enfant tamponne l’effet sidérant de la disparition de sa mère comme réel en s’en faisant l’agent,  ce qui est surtout en jeu, c’est que par cette bobine reliée à lui-même par un fil qui la retient, c’est, en tant qu’objet dit (a), un petit quelque chose de l’être qui se détache, marquant une séparation (Spaltung) dans le sujet lui-même. De fait, le sujet de l’inconscient, c’est ce qui se détache là comme objet (a) mis en fonction de cause. Il s’agit d’une séparation opératoire, qui va mettre en perspective, par la mise en jeu de la fonction symbolique, tout un pouvoir d’engendrement de retrouvailles substitutives.

 

                  Nous avons là le prototype d’une séparation par laquelle le sujet se pare du réel en s'emparant du signifiant (le symbole) et s’inscrit dans une chaîne d’auto engendrement symbolique de lui-même. Se séparer, c’est se parer du signifiant  C’est s’en emparer aussi pour s'en parer.

 

 

                                                                                                                                  Michel BERLIN

 


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