Maltraitance, déviance et trauma


 

MALTRAITANCE, DÉVIANCE, TRAUMA

APPROCHE CLINIQUE PSYCHANALYTIQUE

 

(Conférence en Avignon auprès des personnels spécialisés de l’adaptation et de l’intégration scolaire organisée par l’inspecteur départemental spécialisé pour l’AIS)

 

 


INTRODUCTION

 

La clinique psychanalytique, dans sa méthode et sa démarche, ne vise pas à normaliser ou à guérir. En ce sens elle n’est ni vraiment une psychothérapie, ni une rééducation. Elle ne peut être utilisée comme pouvoir de rendre quelqu’un compréhensible pour un tiers à qui il serait révélé ou enseigné, par court circuit et dispense de l’ouverture à son propre inconscient, condition indispensable pour entendre celui d’un autre. Elle n’est pas application d’une technicité, fût-elle celle de l’entretien approfondi, à fortiori au service détourné d’un pouvoir tiers qui ferait de l’analyste ou du clinicien son agent et donc de l’analysant un objet. Un travail analytique ne se prescrit pas mais se décide. Selon une éthique qui est celle du sujet parlant, le travail de l ‘analyste vise, en creux, à « porter la parole » du sujet jusqu’à la traversée du fantasme fondamental par la castration symbolique, et la re-mise au travail de symbolisation d’un manque inaugural dynamogène.

 

Il s’agit de permettre ce faisant, l’accomplissement symbolique du sujet de l’inconscient dans le champ de la parole. C’est ce que Lacan, hors de la morale normative du bien (Surmoi), appelle l’éthique du « bien dire »(parlêtre). Les effets d’évolution ou de « guérison » sont obtenus de surcroît. La nécessité de ne pas les viser, conditionne leur possibilité d’obtention. Le psychanalysé n’y est pas patient passif mais analysant dont, dit mon collègue Jean-Jacques Poumet, psychanalyste à Villeneuve les Avignon (Bulletin n° 4 de l’ACF-VD page 205 - Psychothérapie et/ou psychanalyse), cet analysant « On puisse parier qu’il y fasse assez l’analyste pour arriver à la fin de sa cure par la mise en place logique du lieu de l’Autre et de son message inconscient inversé en présence de l’écoute de cet analyste. Ainsi se découvrira-t-il que (comme le dit Lacan) l’Autre est le lieu où se constitue le « je » qui parle avec celui qui l’écoute. » Le lieu d’où le sujet qui adresse sa demande reçoit comme réponse son propre inconscient dont il a à devenir responsable, c’est à dire à en être le sujet. En être le sujet est l’envers de n’en faire qu’à sa tête, car ce sujet là n’est pas le Moi qui pense et veut, ni celui d’une libération débridée et perverse de l’instinct. Parlant du « je » inconscient comme discours d’un au-delà, extériorisé comme lieu de l’Autre, soit du champ de la conscience, Lacan dit dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient » (Ecrits page 593) «  Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas ». Autrement dit «  je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser ». Lourde responsabilité à laquelle le névrosé préfère son symptôme, et le traumatisé la sidération répétitive, en ne cédant pas sur leur jouissance.

 

Le « « bien dire » est à distinguer de l’énoncé savant du penseur philosophique, de l’universitaire ou du maître ainsi que de celui du beau parleur ou du phraseur. Le bien dire va aussi au-delà de la fonction dite cathartique de « purgation des âmes » de la parole, selon l’idée que parler soulagerait et ferait ainsi du bien, nécessitant dès lors de faire exprimer au sujet un mal-être intérieur qui ne demanderait qu’à se dire.

 

Parole vient en effet du Grec parabolen qui signifie jeter de côté, comme sous l’effet de la foudre. Pour le psychanalyste la parole énoncée, n’a pas fonction de soulager un trop plein déjà là à confesser, comme on le croit parfois. Elle a un aspect créateur et constituant d’un sujet conçu comme une fonction symbolique qui vient faire coupure dans la jouissance, dans ce qu’on nomme le trou du réel inorganisé et de l’indicible. Elle ne déculpabilise pas, elle coupe. A partir du meurtre de la chose, de son effacement, la parole fait entrer l’être dans l’entame d’une insuffisance fondamentale où il se trouve irrémédiablement incomplet et divisé sous forme de sujet par l’effet de l’articulation signifiante. On dit que le symbole est le meurtre de la chose. Que le mot n’est plus la chose mais un semblant, un tenant lieu. Il est un tenant lieu de rien puisque le rapport symbolique du signifiant au signifié est irréductible selon la loi du langage parlé.

 

Le signifié, ce qui prend valeur après coup d’objet du refoulement originaire, se trouve du coup irrémédiablement perdu, sous la barre de l’algorithme de Saussure (S/s). Il est dès lors à jamais à rechercher sans être trouvé égal à lui-même par la fonction sujet sautant d’un signifiant à l’autre, le long de la chaîne parlée. Aussi a-t-on pu dire que l’inconscient est structuré comme un langage. Ses formations : rêves, lapsus, traits d’esprits, actes manqués, symptômes se décodent et s’analysent dans deux effets de discours : la condensation métaphorique (substitution synchronique d’un signifiant par un autre) et le déplacement métonymique (passage d’un signifiant d’objet du désir à un autre). La parole n’est plus un système de signes qui, en tant que traces figuratives permettraient de retrouver ce qui les a constituées et ainsi d’aboutir à un état de savoir reçu et de plénitude harmonieuse. Elle est un système de signifiants par le fait que le sujet n’y est que représenté par un signifiant pour un autre signifiant selon la formule de Lacan. Le savoir n’est jamais clos mais inhérent au renvoie d’un signifiant à l’autre.

 

Le mot ne renvoie qu’à un autre mot, de façon illimitée. Il n’y a pas d’arrêt possible du sens. Le savoir intérieur inconscient n’est pourtant pas extérieur au discours même qui le crée en le portant entre les mots, comme on le découvre dans la solitude en fin d’analyse.  Mais c’est du retour de ce qu’on appelle le lieu de l’Autre, posé et extériorisé dans le clinicien, psychanalyste, psychologue ou psychothérapeute, qui a pris tranférentiellement, par son abstinence et sa non-réponse, fonction de support de l’objet perdu à rechercher, que le sujet peut, petit à petit en cours de travail, reconnaître qu’il s’agit là de son désir. Un désir ordonné comme désir de l’Autre. C’est dire que le sens et le désir ne sauraient ni se transmettre ni s’enseigner ou se communiquer comme on le demande toujours à l’analyste ou au psychologue. On le voudrait en effet, non pas comme « en moins » qui cause le désir et pousse au travail, mais comme un « en plus » qui se fasse l’agent de délivrance d’un savoir inconscient qu’on lui suppose, mais qu’il reste néanmoins à découvrir et s’approprier par soi-même, par la médiation de ce transfert qui n’est pas l’apanage de la cure orthodoxe.

 

Le « bien dire » constitue plutôt ce qui, du mouvement vital du sujet renonçant au silence de sa souffrance/jouissance, est au plus près de la vérité profonde de la division, certes traumatique, mais dynamisante de l’être. L’être, comme les êtres coupés et hémisphériques du « Banquet » de Platon, est divisé et  coupé à jamais de son essence par son insertion dans les lois symboliques du signifiant dont le sujet de l’inconscient, seulement représenté dans l’articulation de deux signifiants, n’est que l’effet, parce que le rapport non unitaire de cette articulation, laisse un reste irréductible. Autrement dit, c’est ce reste de l’opération de symbolisation d’un objet dès lors perdu, qui cause le mouvement du désir vers le retour dérivé des traces désormais effacées en tant que signifiés le long de ce qui s’est constitué en réseau de signifiants que l’on appelle la chaîne symbolique.

 

Mais ce mouvement du désir et cette vie du sujet par mort et renaissance incessante d’un signifiant à l’autre où il trouve sa « causation » ( par ce qui ne cesse de se creuser de ne pouvoir faire retour mortifère au même, principe de la répétition et de la pulsion de mort ) rencontrent des blocages et des ratés.  ça fait impasse quand la cause, le reste, ce que laisse de côté l’articulation de la parole, fait excès traumatique de trou. Un peu comme une forclusion du signifiant du Nom du père qui permet le passage du sujet et lui ouvre ainsi un sens, une orientation, un cheminement possible par effet métaphorique. Un peu comme un trou noir qui attire et emprisonne la lumière...

 

Donc par  structure de l’ordre symbolique même préexistant à l’entrée qui fait le petit d’homme, la parole laisse toujours un reste de réel, de vide, non symbolisé. Ce trou, bordé d’une lettre, tenant lieu et première marque d’inscription de d’objet originel perdu, cause la relance du désir et la réapparition de son sujet à partir de cette béance non bouchée. C’est dire que parler, ce n’est pas exprimer un trop plein déja là constitué, mais c’est un acte de recréation de l’objet.  Parler d’une parole créatrice et vivante adressée au clinicien en place de support de ce vide silencieux provoquant, c’est symboliser et c’est en définitive renoncer en quelque sorte aux délices mortifères de la jouissance imaginaire de la chose « Das Ding » (la mère primitive), du souverain bien mythique, pour en ré-opérer son meurtre symbolique et sa perte en entrant dans ce qui n’est plus que du semblant d’objet. Sauf pour le psychotique qui prend le mot pour la chose, pour la plupart d’entre nous le discours n’est que du semblant et suppose donc une cession de jouissance.

 

« La jouissance est interdite à qui parle comme tel » dit Lacan. C’est pourquoi, il y a de la jouissance enclose dans le symptôme que résout sa verbalisation. D’un autre côté, de celui du dire qui par structure ne peut TOUT dire, soit dire le TOUT, la vérité du sujet ne peut, dès lors, toujours selon Lacan que se mi-dire et avoir, de plus, valeur de « fiction ». Car elle est nouée à l’imaginaire et supportée, comme le désir qu’elle tente d’articuler, par le fantasme qui, en tant qu’imaginaire symbolisé ou symbolisable, fait tampon, c’est à dire comme pansement d’une plaie béante, avec le trou traumatisant du réel. Mais cette cession d’une jouissance qui, malgré son nom, se présente pourtant à nous sur le mode de l’angoisse et de la souffrance, ne va pas de soi, car elle fait résistance.

 

Si bien que dans le symptôme névrotique, dans les déviances, dans les mises en actes et les effets répétitifs du trauma de la maltraitance, le sujet cède sur son désir en ne pouvant, encore et répétitivement, trouver à céder sur la jouissance insistante d’un réel qui l’excède avec effroi. Un réel qu’il s’agit alors pour le sujet qui répète encore et encore, de tenter ainsi de border et de tamponner

 

Ceci dit, nous allons voir que la psychanalyse, en tant que pratique appelant et provoquant la symbolisation de l’effroi sidérant de ce qui, proprement ab-ject, et en deçà de l’énonçable et du symbolisable, rencontré sous l’appellation de jouissance, de réel ou de trauma, permet d’aller au plus près de la vérité profonde de ce qu’il en est de la maltraitance et de ses effets, ainsi que de sa répétition d’une génération à l’autre.

 

Car la maltraitance, par exemple dans ce que l’on nomme les abus sexuels, (mais il y a bien d’autres formes moins médiatiques et d’autant plus sournoises et désespérément dévastatrices qu’elles ne sont pas socialement reconnues et condamnées), se définit cliniquement, au-delà de sa réalité objectivable et socialement visible et lisible, par son effet profond et après-coup de maltraitance symbolique.

 

C’est dire que tout rapport avec le sujet qui le méconnaît en tant que sujet et tend, en voulant le maîtriser et le normaliser, à ne pas le traiter et le reconnaître en tant que tel, en le prenant pour un objet, s’associe cumulativement en tant que micro- traumatisme, avec les effets de la forme médiatique de maltraitance dont s’étonne et s’horrifie l’ordre social.

 

Un ordre social violemment crispé sur la cohésion narcissique et essentiellement fondé sur le refoulement, voire le rejet violent de la division subjective, qui se présente ainsi lui-même, à son insu, comme maltraitant en tant qu’ordre de refoulement. Il n’est que de s’arrêter à voir la domestication maîtrisante et neutralisante et le dévoiement névrotique en tant qu’agents de maîtrise, de pouvoir de gestion et d’évaluation de l’humain, de la place et du rôle des psychologues dans les institutions, comme reflet transférentiel de ce qu’il en est du rejet angoissé de la place de l’intolérable division subjective et du rapport à l’objet.

 

Une division dont on vient de dire que le psychanalyste, comme le psychologue clinicien psychanalytique, en tant qu’adresse possible d’une parole constituante et de support ab-ject de l’objet perdu, représente ce déchet qui cause le désir, mais creuse, entame et met, dans l’horreur et la douleur, en défaut l’illusion narcissique de la cohésion du Moi et son pendant idéologique collectif et cohésif que sont les mentalités groupales et partisanes, les cultures d’entreprises, les esprits de corps , , . Autant de formes de ce qu’on sait depuis Freud et son article « Psychologie des foules et analyse du moi », être le propre du phénomène des foules et des institutions. Celles-ci tendent à renforcer leur cohésion par l’identification mégalomaniaque des Moi Idéaux de chacun au Moi Idéal collectif sur le modèle du Moi Idéal tout puissant de son chef et de l’idéologie qu’il incarne. Cette identification dérive de celle, primitive et originaire, au père tout puissant et jouisseur de la horde primitive. On en connaît les excès pathologiques totalitaires de tout bord, et leur corollaire structural ; le rejet du différent comme mauvais à l’extérieur, voire son élimination paranoïaque pour maintenir l’illusion quasi délirante d’être puissant et entier, de se sentir TOUT, participant de l’ordre d’un grand Tout. ..

 

Qu’en est-il par exemple de la psychologie du Sujet dans l’institution éducative, à l’heure de l’illusion centrale du TOUT pédagogique et du rejet des conceptions et pratiques cliniques  au profit de la seule prise en compte d’un élève infirme de tout désir et de toute histoire? Si le sujet aliéné dans l’identification à un Surmoi mégalomaniaque est dans la jouissance, ce qui de lui est ainsi refoulé, méconnu ou rejeté, est proprement victime d’une maltraitance symbolique, ce qui ne manque pas de générer une contre violence... dépressive suicidaire, toxico-maniaque ou délinquante et terroriste...

 

Cette maltraitance va avoir des incidences sur la maturation et le développement de l’enfant ainsi que sur sa position et son rôle ultérieur de parent. Car c’est l’organisation du désir et la position de sujet qui est touchée. Disqualifié, nié, rejeté, refoulé, meurtri en tant que sujet de désir, le sujet maltraité abusé passivement est réduit à un objet, soit à un déchet par ce qui est ou qu’il ressent comme violence pour lui à ce moment insensée.

 

Dès lors exclu de la chaîne symbolique par son objectivisation, il risque de rester identifié à ce qu’on a fait de lui.  En tant qu’exclu symbolique, il risque alors d’avoir du mal à se reconnaître sujet et à reconnaître comme tels les autres sujets en une inquiétante et familière répétition de ce qui reste ainsi enclos, toujours là de son poids de réel. Une rencontre brutale et traumatisante avec le réel qui n’a pu trouver à se penser, à se verbaliser, c’est à dire à se symboliser et à se relier et s’intégrer à la poursuite de la vie mentale. Car dans la répétition traumatique, il s’agit d’obtenir une liaison symbolique de l’énergie psychique comme lorsque la trame d’un tissu a été trouée par effraction..

 

Certains vont reproduire activement à l’âge adulte, même avec leurs propres enfants, cet impensable et impensé qu’ils ont subi passivement. De victimes ils vont devenir bourreaux. D’autres vont s’auto-détruire ou devenir d’éternelles victimes, répétant et poursuivant inconsciemment le traumatisme subi, sans parvenir à l’intégrer et le régler.

 

Mais d’abord, il nous faut en passer encore plus près par les éléments de conceptualisation selon la théorie et la clinique psychanalytiques que je réfère quant à moi aux enseignements de Freud et de Lacan.  C’est à partir des notions psychanalytiques de trauma, de réel, de compulsion de répétition, d’identification à l’agresseur, de culpabilité, de masochisme fondamental, de pulsion de mort, de symbolisation et de subjectivité qu’on peut repérer et entendre ce qui se passe dans les phénomènes de maltraitance et de violence.

 

Je vous propose donc préalablement de revenir à ce qu’il en est chez Freud de la conceptualisation de la théorie du traumatisme.

 

 

Initialement d’ordre sexuel sous forme d’une réelle séduction précoce subie, il est conçu comme suscitant avec l’angoisse, le refoulement à l’origine des névroses hystériques. Puis cette conception, abandonnée pour celle de la réaction à un fantasme sexuel, sera ensuite reprise mais réaménagée, comme effet du réel avec le remaniement de la théorie de l’appareil psychique de 1925 (Moi, Ca, et Surmoi) et la conceptualisation de la compulsion de répétition et de la pulsion de mort comme un « au-delà du principe de plaisir.

 

 

Répétition - Pulsion de mort - Traumatisme chez Freud

 

Ces trois notions sont coordonnées ensemble déjà chez Freud comme nous allons le voir. Et c’est ce nouage notamment qui amènera Lacan à sa conceptualisation du nœud Borroméen (Séminaire inédit RSI). Le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire sont noués entre eux selon la topologie d’une structure mathématique dite de noeud Borroméen, qui permet de donner un modèle topologique à la structure du sujet, tel que, la coupure d’un quelconque de ces trois anneaux entraîne la dissociation des deux autres.

 

Dès 1914, dans un article intitulé « remémoration, répétition, perlaboration », Freud découvre que nombre d’analysants échappent au travail de la cure centré sur la reconquête du refoulé dans l’inconscient. Il découvre qu’il y a une limite et donc un au-delà de la remémoration. Comment, dès lors, avoir accès à cet au-delà du souvenir oublié refoulé qui pourtant, laissé en souffrance, fait symptôme? Parallèlement au surgissement de cette question, Freud rencontre comme difficulté que les analysants, au lieu de verbaliser leurs souvenirs refoulés, mettent en scène et en acte dans leur vie, au-dehors du cadre verbal de la cure (acting out) toutes sortes de choses qui pourtant s’y rapportent.

 

Il est amené à découvrir là que la répétition n’est pas un processus conscient de simple reproduction. Ce qui ne peut se remémorer se retrouve, autrement, en se répétant à l’insu du sujet. Le transfert est dès lors conçu comme une composante de cette compulsion de répétition perçue au départ comme une résistance au procès de symbolisation de l’analyse par la création verbale.

 

Dans une série de conférence prononcées en 1916 et rassemblées dans un recueil intitulé «  Introduction à la psychanalyse », Freud nous dit alors initialement sur l’approche energético-économique (libido) du  traumatisme que : «  Le terme traumatique n’a pas d’autre sens qu’un sens économique. Nous appellerons ainsi un événement vécu qui, en l’espace de peu de temps, apporte à la vie psychique un tel surcroît d’excitation que sa suppression ou son assimilation par les voies normales devient un tâche impossible, ce qui a pour effet des troubles durables dans l’utilisation de l’énergie ».

 

En 1916, dans un article intitulé « Quelques types de caractères dégagés par la psychanalyse » il montre que la répétition permet de comprendre théoriquement le caractère répétitif des conduites obsessionnelles d’échec ayant souvent fonction de prix à payer pour tenter d’atténuer une culpabilité subjective inconsciente. La répétition apparaît alors dans sa dimension particulière de fonction visant à payer pour tenter de colmater une culpabilité subjective qu’elle ne peut combler et régler.

 

A l’interprétation de ces faits vint s’ajouter l’observation des névroses de guerre où les sujets, au-delà de tout principe de plaisir qui tendrait à les faire oublier et refouler, répètent et revivent, en rêve et par la pensée, les images douloureuses du  trauma qu’ils ont subi brutalement, sans s’y attendre, comme une effraction dans leur psychisme.

 

La névrose traumatique constitue un point de départ pour la théorie de la pulsion de mort comme retour répétitif au/du même, c’est à dire en un état antérieur à la perturbation subie ou à l’objet perdu.  Un objet qui apparaîtra par la suite dans le cadre de la relecture de Freud par Lacan, comme perdu en tant que chose, par l’effet même de la coupure que constitue avec sa symbolisation, la naissance du sujet de l’inconscient lors de son entrée dans un langage préexistant dont il est l’effet ... C’est un effet traumatique de rapport au « trou » d’un reste de « réel » non symbolisé auquel renvoie en fin de compte plus ou moins intensément tout trauma.

 

Par généralisation de ce qui se passe pour les névroses traumatiques et la réactivation de ce trou indicible dans la pensée - et c’est là qu’est concerné tout ce qui prend sens après coup ainsi de maltraitance - on observe le retour répétitif, y compris à l’âge adulte, chez des sujets ayant été confrontés à des incidents terribles ou horribles subis jadis et prenant sens après coup de violence insupportable. Il y a eu même à bas bruit et souvent précisément sans que cela soit pensé, relié au fil de la pensée et du sens, comme une effraction de ce que Freud appelle la barrière du pare-excitation, et ce n’est qu’après -coup, quand quelque chose survient dans la vie du sujet qui y renvoie que ça tombe comme dans ce trou.

 

C’est aussi à cette époque, dans son article « Au-delà du principe de plaisir » que Freud analyse l’observation de son petit fils, alors âgé de 18 mois, répétant l’expérience douloureuse du départ de sa mère en jouant au « fort - da » équivalent du « partie !» « là voilà !». Pourquoi l’enfant mettait-il répétitivement en jeu et en scène une situation de séparation qui à l’évidence lui déplaisait beaucoup, mettant par là encore en contradiction le principe que Freud avait auparavant établi de fonctionnement du sujet vers la recherche du plaisir ?

 

Ainsi Freud fut-il amené à faire l’hypothèse que lorsque chez un sujet survient un événement auquel il ne peut faire face, par rapport auquel il est réduit à l’impuissance, parce  que cet événement par sa soudaineté et son caractère inattendu, nouveau et inintégrable  n’a pas permis le déclenchement d’un « signal d’angoisse » mobilisant l’appareil psychique pour l’éviter ou le refouler, alors cet événement a valeur traumatique. Et ce trauma, faisant comme une blessure béante par trou dans un tissu, exige par sa répétition d’être intégré à l’organisation subjective, c’est à dire symbolisé. Il n’y a pas à proprement parler, dans ces cas de répétition mise en acte, de « blessure de mémoire » comme dans le symptôme névrotique, mais une compulsion à se souvenir en acte de ce qui ne peut être rappelé, remémoré par des rêves, des fantasmes de désir, des dessins, des métaphores transférentielles. Et ceci faute, d’avoir été oublié au sens du refoulement lors de la symbolisation, soit faute d’avoir été subjectivé, intégré comme signifiants d’une trace émotionnelle et représentative effacée, mais coordonnable à la chaîne symbolique.

 

Ainsi la répétition est-elle au principe même de la symbolisation. Et elle se situe dans un autre registre que celui de la recherche du plaisir, qui apparaît être le registre de la pulsion de mort comme liaison de l’énergie psychique, tendance à la « retrouvaille » de ce qui est perdu ou fait béance. Freud découvre que le premier des traumas, celui que l’on retrouve sous mille et une formes dans une psychanalyse menée à son terme, celle qui convoque, par la traversée du fantasme, à la confrontation au réel et à sa symbolisation, c’est celui qui est inhérent au fait même de vivre. Vivre apparaît comme une perturbation incessante d’un tropisme homéostatique vers l’état de repos et ça met nécessairement en mouvement de désir et en travail de symbolisation l’appareil psychique. Dans cette théorisation, vivre c’est emprunter toutes sortes de détours, inhérents aux lois de l’ordre symbolique dans lequel est inséré le sujet parlant, pour retrouver le point d’origine, le signifié premier à partir de l’effacement de la trace duquel, s’est constitué le signifiant originaire S1. C’est la recherche du même qui rate à se boucler sur elle-même et passe d’un signifiant à l’autre. Le sujet c’est ce reste de l’opération. Ce laissé pour compte qui n’a pas de signifiant de lui-même sur lequel arrêter sa course, sauf à se prendre pour un autre, un Moi par exemple. Mais ceci est une autre histoire, encore que...

 

Dans l’identification du sujet maltraité, ou abandonné à quelqu’un de mauvais, il y a bien là quelque chose de l’engluement dans cet ordre d’identification à un mauvais, coupable passif et impuissant de ce qu’il a subi, faute de pouvoir faire un sort à l’Autre maltraitant, soit le dépasser, s’en séparer et l’effacer en le symbolisant. Un Autre puissant souvent aussi point d’appui parental symbolique qu’il est impossible de reconnaître comme mauvais, pour une reprise du parcours subjectif. Tant il est vrai par exemple que ce détachement d’un Autre primitif parental ou en position parentale dans lequel le sujet trouve sens et soutien à ce qu’il est marque la résolution névrotique et un grand degré d’évolution peu commune. (Exemple de Sonia, arrachée brutalement à son milieu familial en bas âge dont le père alors accusé de maltraitance puis « blanchi » est mort accidentellement. Ce père ayant été accidenté la semaine du début de sa cure psychothérapique, elle reste depuis mutique.  Mais les dessins et les jeux, qu’elle m’adresse ne cessent de faire équivoque avec la réalité ou les effets malveillants du dire médisant, de son écho ou/et du fantasme sous-jacent d’attouchements incestueux.  On ne peut distinguer de ce tout ce qui m’évoque l’indicible du  trauma par une sorte de barrière pare-excitation en forme d’arc-en-ciel ou d’enveloppe multicouches qui protège tout autant la fillette que l’image de la mort du père dans sa voiture, en renvoyant au réel à tamponner, et même à la médiation symbolique dans les cas où cet arc-en-ciel vient se mettre entre le ciel (le père mort que le mutisme protège en s’y identifiant) et la terre (la fille).  Là encore il y a bien signe de garder un non dit jouissif au lieu d’une coupure, d’une séparation. Une séparation qui fait engendrement de soi, précisement par le biais de la chute de quelque chose, et qui fait passage métaphorique du sujet. La métaphore c’est une perte qui crée du sens (« sa gerbe n’était point avare ni haineuse » parlant de Booz endormi, élidé au profit de sa gerbe, dans le sens de se créer une descendance selon son désir).

 

Le névrosé et à fortiori les sujets de structures pré-oedipiennes, par exemple perverses ou psychotiques, préfèrent surmoïquement jouir et souffrir d’imaginer le maintien consistant d’un Autre TOUT, non castré, mère primitive ou père idéal tout puissant féroce, étouffant, interdicteur, castrateur, auquel ils pourraient continuer de s’identifier (cas d’identification dite à l’agresseur) pour ne pas traverser l’épreuve de castration et perdre leur identification au phallus, au prix masochiste de s’en faire plaintivement ou non l’objet de jouissance. Ils sont enclins à se faire objet et s’identifier en s’aliénant plutôt que d’émerger comme sujet divisé, car « là où c’était » a dit Freud, « je doit advenir ». Mais si « c’était » c’est que « ce » n’est plus. Or si « c’est encore », pas d’advenue de « je » à la place ...

 

Et il me semble que ce sont là les effets de « plantage » symbolique qui font maltraitance subjective et trauma, par engluement identificatoire et non cession de jouissance comme issue subjective du trou du réel. Dans sa thèse sur l’abandon, Claude Miollan, psychanalyste à Marseille et professeur de psychologie clinique à Nice, pose que le sujet abandonné ou victime en bas âge d’acte de maltraitance peut être enclin à ne pas faire le deuil d’un Autre maintenu idéalement TOUT puissant et non barré symboliquement, un Autre duquel il ne s’était pas encore séparé et dont il ne peut pas se séparer pour ne pas avoir à faire le deuil de lui-même en même temps. Aussi, pour maintenir son identité sous cette forme précaire d’identité imaginaire idéale, mal assurée symboliquement, est-il enclin dans une réciprocité symétriquement inversée sous forme négative de mauvais objet, de développer des comportements de négativité qui ne manquent pas de susciter de nouveau le rejet et la violence et de répéter dramatiquement le traumatisme initial.

 

Ainsi, Cédric, placé en famille d’accueil dès l’âge de trois ans, que je suis en ce moment, pour la négativité de son comportement scolaire en collège, depuis que cette négativité ne peut plus s ‘exprimer envers la grand mère qui ne le supporte plus, et depuis que la question de sa possible adoption a réactivé le trauma de l’abandon-séparation judiciaire, en révélant que sa famille d’accueil ne se voulait pas adoptante pour des questions d’héritage à ses propres enfants ... Il ne comprend rien à ce qui lui arrive, à l’impasse relationnelle dans laquelle il s’est mis et dont il ne peut plus sortir. Mais il me dit qu’en fait il était contre l’adoption car « on ne peut pas remplacer ses parents ». Parents qu’il maintient, probablement ainsi au prix de l’inflation de sa négativité, comme bon parents idéaux. Il se garde ainsi l’espoir imaginaire de pouvoir s’y identifier en économisant le conflit déchirant d’une division subjective intérieure envers des objets eux-mêmes ni tout bons ni tout mauvais.


Répétition, Automaton, « Troumatisme », Pulsion de mort chez Lacan

 

De fait, nous avons déjà été amenés par nos rapprochements et nos exemples à parler et nous servir occasionnellement de cette ré - élaboration conceptuelle. Voyons cela de plus prés.

 

La répétition est conçue comme insistance du réel à intégrer à l’organisation symbolique du sujet pour retrouver le plaisir du jeu du signifiant et sa place de sujet le long de la chaîne symbolique où le même est recherché mais jamais trouvé. Et où ce qui est néanmoins trouvé est une recréation signifiante et substitutive de l’objet sous forme d’un autre signifiant qui représente le sujet. Car pour Lacan le sujet n’est que le produit d’un rapport non unitaire des signifiants puisque « le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant » alors que «  le signe représente un sujet pour quelqu’un ». Les symptômes, les plaintes, la victimologie sont des signes qui tentent de pallier à l’effet dé-subjectivant du trauma me semble-t-il. Mais ils n’ont pas l’opérativité créatrice des lois du langage et de l’articulation des signifiants qui sont des opérateurs symboliques. D’où la répétition sans issue, et sans possible ré - intégration au fil de la pensée, issue que peut permettre en l’occurrence un travail analytique.

 

Pour Lacan donc la répétition est en somme au principe même de l’ordre symbolique de la chaîne signifiante, c’est à dire de l’articulation de la chaîne parlée. Pour lui l’inconscient est structuré comme un langage. C’est à dire comme un système d’écriture de lettres. Il est l’effet du caractère et des lois symboliques du langage parlé. Un langage phonématique qui n’est plus un système de signes représentatifs et figuratifs qui maintiendrait un rapport à la chose figurée mais un système signifiant, d’un plus grand niveau d’abstraction, obéissant à des lois d’abstraction et de combinaisons internes. Un système selon lequel le mot n’est plus la chose complètement effacée, ni même sa trace. Il laisse un reste qui a chu.  Ce reste du produit de l’opération symbolique, marque une perte d’être complet chez le sujet parlant, et cause avec la relance de la vaine recherche du retour absolu au même, la parole vivante et créatrice du sujet ainsi que son désir.

 

Si les signifiants font sans cesse retour, c’est bien parce qu’ils dépendent d’un signifiant premier, originaire, qui a disparu originellement et auquel cette disparition, avec l’entrée dans le langage et la subjectivité donne valeur de perte d’être et de trauma inaugural. Car du même coup la rencontre convoquée avec l’objet perdu du désir est une rencontre toujours manquée. C’est la castration symbolique. Avec son entrée dans le langage, le sujet n’a plus accès à l’objet de son désir dont il est séparé, il doit s’engager dans la demande et est contraint de trouver un peu de jouissance dans le langage même. C’est là le traumatisme constitutif auquel renvoie par la suite, avec plus ou moins de possibilité de reprise tout traumatisme vécu, sans la barrière du signal d’angoisse, comme effraction par confrontation dès lors non tamponnée avec le réel. Le réel est conçu comme cette part de trou dans l’ordre symbolique et donc d’impossible à dire, à symboliser et à affronter pour un sujet. Ce réel, pourtant, noué à de l’imaginaire et au symbolique, reste rivé comme une blessure au cœur de lui même faisant cause autour de quoi tourne la ronde des signifiants. Un réel traumatisant ! C’est pourquoi Lacan parle de « trou(e)matisme ».

 

Par exemple celui de la perte et de la mort auquel le névrosé, faute de meilleure symbolisation essaie de parer et de faire limite par la production d’un symptôme, hystérique ou obsessionnel. Un  réel auquel la traversée du fantasme qui le tamponne et le dissimule confronte, dans le trauma et aussi dans l’expérience analytique, mais là alors avec des effets inverses quant à l’ouverture du sujet à vivre son désir... Un désir dont par exemple ma venue parmi vous aujourd’hui fait partie pour vous dire ce que vous entendez, en vue, non pas de vous délivrer un savoir d’une position d’enseignant ou de maître mais d’énoncer la mise au travail de ma question. De l’énoncer d’une parole propre qui peut susciter à son tour des rebonds, couper des a - priori, creuser et entamer des certitudes ou des surdités anesthésiantes en causant du désir et ouvrant virtuellement à la  réflexions et à l’écoute de sa propre part de souffrance silencieuse enclose ... avec laquelle celle des enfants ou des adultes que vous rencontrez ou dont vous avez à vous occuper professionnellement pourrait alors faire écho pour être entendue.

 

Si, l’abandonné, le maltraité, le violenté, l’étouffé par trop ou pas assez d’amour, souffre de carence symbolique comme manque d’issue résolutive du choc dans lequel il reste, le parent abandonnique, comme le parent maltraitant, a confronté l’enfant au trou du réel. Il l’a donc confronté soit à la réactivation d’une néantisation d’avant l’entrée dans le symbolique comme sujet, soit à un risque d’inclusion dans l’Autre sans métaphore paternelle, c’est à dire sans médiation et sans interposition paternelle promouvante et salvatrice d’un naufrage jouissivement catastrophique. Une inclusion qui prend risque masochiste d’être et de s’imaginer avec angoisse pur objet de la jouissance dévoratrice ou sadique de cet Autre maternel primitif ou de cet Autre paternel idéal imaginaire,  jouisseur et tout puissant de la horde primitive qui s’arrogeait tous les droits, tuant ou châtrant ses rivaux. Cette carence symbolique le met en situation d’être confronté à une impuissance subjective foncière, à agir et à dire, à trouver à se raccrocher à du sens, à la chaîne symbolique, au fil d’une pensée vivante. Il y a mise ou réactivation dans une situation d’effroi et d’exclusion subjective.

 

Claire Poirot-Hubler, psychanalyste à Montpellier, dans un article intitulé « Angoisse, effroi, trauma » publié dans le bulletin n° 3 de l’ACF Voie-Domitienne[2], nous dit que l’effet actuel d’ordre traumatique chez un sujet peut se concevoir, comme « Quelque chose, à définir, dans l’actuel du sujet qui touche et réactive sa division, en un point de non élaborable, de non assumable symboliquement ».

 

Elle nous donne ainsi la vignette clinique d’une femme, en analyse, à qui il arrive deux accidents légers séparés de quelques semaines. L’un, le premier la conduit en voiture avec son mari dans le fossé. Elle n’a pas eu peur et le mari n’a rien.  Elle a seulement un léger trauma crânien avec une petite coupure sur le cuir chevelu. Cette cicatrice, trace du choc, ne suffira pas à éviter le trauma qui survient après coup après un deuxième incident qui vient réactiver le premier : le choc d’une canette sur la tête un jour de fête.

 

 Une nouvelle plongée post traumatique a lieu. En réalité c’est ce qui est « post » comme le dit Freud qui fait trauma. Ce n’est pas l’événement, vécu passivement et sans peur ni angoisse, ici à chaque fois bien assumé, mais bien le rappel de son souvenir qui, comme le dit Freud,  a des effets de trauma. Que fait apparaître plus profondément l’analyse comme effet pour elle en particulier de rencontre et d’impasse traumatique ? Pour elle la tête se révèle comme le lieu qui pense à protéger le corps mais qui s’oublie et qui donc apparaît comme « point d’inconsistance où « je » est logé » dit Claire Poirot-Hubler.

 

Lors de ces deux événements, ce qui occupait alors ses pensées, la renvoyait à la castration et à une rencontre de corrida entre l’homme et la bête, métaphore, pour elle, de la rencontre amoureuse où abandonnée elle peut être sans défense. C’est dans ce contexte d’idée de fragile intimité et d’état d’être sans défense et sans parade, que survint le premier accident qui pu faire ainsi effraction silencieuse. « Ce qui a fait trauma n’a pas à voir avec la force d’un choc, avec le caractère plus ou moins dramatique de l’événement. Cela a à faire avec une position où le sujet est sans parade : pas d’angoisse, pas de peur, pas de fuite, pas de crainte rétrospective non plus, ni même pas de vigilance automatique vis à vis des dangers extérieurs puis qu’elle est transportée par une vision intérieure, orientée vers un ailleurs radial, portée qu’elle est par ailleurs dans la voiture que conduit son mari » ajoute l’auteur.

 

Le trauma n’est pas l’événement, mais le blanc silencieux de son retour. Il est plus précisément ce qui dans le souvenir n’est pas élaborable. Il est ce qui est à rechercher du côté du rapport du sujet au plus prés de sa jouissance. C’est à dire quand, défaillant à trouver support à son articulation verbale, il est au bord du trou du réel, et du risque de franchissement néantisant de son barrage, faute de garde-fou symbolique, que constitue le signifiant comme inscription littérale d’un trait de l’objet originaire perdu. Celui que Lacan désigne sous le nom d’objet (a).

 

Aussi, l’ébranlement de toute la structure subjective se fait-il au point où le sujet est dans le « sans recours » symbolique, dans l’impuissance à faire face, dans la pétrification de l’innommable, de l’impensé et de l’impensable, dans l’abandon et dans le désarroi. On retrouve là, la trame théorique clinique des situations de victimologie et de maltraitance. Le trauma est à situer dans le prolongement de ce que Freud appelle l’hil-flösigkeit pour qualifier l’état démuni primitif du nourrisson quand il est privé du soutien de la présence de sa mère ou arraché brutalement à elle.

 

Une autre illustration clinique est rapportée dans cet article. Il s’agit cette fois d’un homme, jadis actif et dynamique, qui présente un état d’inhibition et de lenteur post traumatique avec inquiétude latente permanente après un accident de voiture qu’il n’a pas vécu douloureusement ni avec peur ou angoisse et qu’il paraît avoir bien assumé. Il n’a pas été blessé, ses enfants non plus. Sa femme l’a été légèrement aux jambes par lesquelles elle était restée bloquée.

 

Lorsqu’il percute un arbre en voiture, sa femme a l’air d’aller bien, il sort rapidement avec ses enfants pour éviter l’explosion. Mais sa femme reste bloquée dans la voiture par les jambes. Tout se finit bien. Sa femme n’est que légèrement blessée et ira quelques semaines en rééducation, c’est elle qui l’encouragera à consulter.

 

Les entretiens vont faire apparaître au bout d’un an de chemin parcouru que ce qui a fait trauma c’est ce qu’il a pensé en attendant passivement avec ses enfants que la voiture explose. Il est devenu possible de l’arrêter sur ces pensées fugitives et surtout dit Claire Poirot - Hubler il doit lui être possible, à lui, de s’y arrêter.  « Il s’est simplement rendu compte, très fugitivement, qu’il avait sauvé ses enfants, laissé sa femme ..., et qu’il attendait ...  Ceci s’inscrit dans sa réalité sentimentale de l’époque : il n’arrivait pas à quitter sa femme pour sa maîtresse. Il n’y a pas eu dans ce cas d’effet traumatique à proprement parler, mais la conjonction d’un désir que le sujet n’était pas en état de pouvoir soutenir avec l’événement qui eut pu réaliser ce désir, sans qu’il ait pu, non plus, se le formuler comme tel. »

 

Ceci ne manque pas d’évoquer l’effet traumatique et dévastateur du risque de rencontre avec la possibilité ou l’occurrence de réalisation d’un désir inconscient particulièrement difficile à assumer et reconnaître, comme les désirs sexuels incestueux, sur mode actif ou passif, ou les désirs meurtriers de l’enfant... présents et opérants par structure oedipienne dans l’histoire de chacun, ainsi que pour les viols subis ou les morts d’un des deux parents dans ces contextes de fantasmes oedipiens. Freud lui-même, avant que de reconnaître que c’était la non assomption d’un désir inconscient refoulé qui faisait effet traumatique chez l’hystérique, croyait à la réalité matérielle de l’incident sexuel subi comme une séduction « de » « par » l’adulte.

 

Combien de fois n’ai-je reçu qu’une fois, ou que très brièvement en entretien privé des personnes prêtes à la verbalisation de ces impensables traumatisants, dont l’essentiel du travail consistait à tordre le coup à ce mal silencieux en venant m’en adresser le dire liquidateur ?

 

Les exemples cités peuvent aussi donner la mesure du temps qu’il faut pour que des choses enfouies, conjointes avec ce qu’elles réactivent parfois d’encore plus enfoui,  puissent resurgir et se mettre, assumées, à la disposition du dire et du penser, restaurant ainsi le fil du cheminement subjectif. Ce qui n’est sûrement pas possible directement et sur interrogation, à fortiori sur interrogatoire ... forcé, dans un cadre surmoïque non clinique, policier ou pédagogique, qui ne s’y prête pas et qui ne serait pas à même de le contenir, me semble-t-il.

 

Il a fallu par exemple, dans la plupart des cas, de nombreuses années pour que les survivants de l’holocauste et de l’univers concentrationnaire puissent en parler et lier quelque peu ce qui s’était enclos et ce sur quoi ils s’étaient douloureusement refermés et étiolés.

 

Autre exemple  de discours que j’ai entendu récemment à la télévision lors d’une émission sur les soins palliatifs et l’importance de l’écoute de la parole, comme voie de maintien et de passage du sujet. J’ouvre l’écran sur les mots d’une femme âgée en phase cancéreuse terminale qui dit qu’elle a toujours su  quand et comment sa maladie s’est déclenchée... Elle était séparée de son mari depuis plusieurs années ... et avait pris un chien comme compagnon.  Un jour, parlant à son chien, elle se trouve face à son silence et s’aperçoit qu’il est mort... « je me suis mise alors à hurler ... à hurler ... à hurler ! » dit-elle, reprenant par ces mots mêmes, l’innommable, l’indicible, le sans-recours symbolique de quelque chose qui, là, pour elle, a réactivé quelque chose de sa confrontation au trou du réel, au rien, au néant. Et que mieux que ce néant, c’est encore en hurlant à la mort avec et comme les loups ou les chiens, c’est à dire en s’y identifiant, que ce pourrait être encore moins pire que le rien... le plus rien. Le rien non symbolisé. Devenir ce rien c’est une manière de ne pouvoir douloureusement l’affronter symboliquement et le dépasser.

 

 

 

Qu’en est-il des parents maltraitants ?

 

Nous allons nous référer aux travaux de mon regretté collègue René Clément, psychologue et psychanalyste dans son ouvrage « parents en souffrance » aux éditions Stock (Laurence PERNOUD). Pour lui, qui a travaillé avec Françoise DOLTO dans un précédent ouvrage « Enfants en souffrance », ces parents maltraitants sont des parents à l’infantile enclos, resté en souffrance de symbolisation qui s’adressent inconsciemment à leurs propres parents au travers de l’enfant qu’ils maltraitent. Pour le dire à sa manière, l’écoute clinique analytique de ces parents fait advenir « que tout se passe comme si était demeuré, vivace en eux, la part d’archaïque infantile insatisfait et que restait active, dans les adultes qu’ils étaient devenus, la toute puissance malheureuse et revendicatrice de l’enfant de jadis.» On pourrait dire, que pour la castration symbolique n’est pas vraiment advenue. L’Autre primitif parental n’est pas barré, symbolisé et vraiment médiatisé par la loi du père, selon les conceptions précédemment développées de Lacan.

 

Dans ces conditions structurales, pour eux, la venue au monde de l’enfant pris comme objet idéal imaginaire, ne vient pas comme ils l’attendent réparer, combler ce qu’ils n’ont pas eu et dont ils n’ont pas fait symboliquement le deuil, pour pouvoir le re-trouver autrement et sous une autre forme, comme nous l’avons vu. Il y a rencontre avec une faille symbolique ainsi réactivée dans la frustration. Le deuil de cet enfant imaginaire idéal, est impossible. Il réactive un autre deuil, non fait, qui est en somme celui du premier objet ... toujours pas vraiment symbolisé.

 

Rendus indisponibles par la réactivation de la béance de cette souffrance, par le trop d’infantile présent et enclos en eux, les parents prennent alors inconsciemment l’enfant comme partenaire psychique. L’enfant idéalisé, réparateur virtuel, est alors devenu mauvais objet, décevant, frustrant, voire persécuteur. Il est dès lors à séduire, maîtriser, dompter, étouffer, punir voire éliminer, comme cause de ce mal-être insu et impensé. Un passé, toujours là, se répète alors en se mettant en acte comme nous l’avons dit avec Freud et Lacan. Il n’a pas eu cession de jouissance par la coupure symbolique de la parole, mais ça peut venir par un travail approprié.

 

Ces parents là mettent donc répétitivement en acte, de toutes sortes de façons pas forcément réduites à des actes violents, objectivables comme maltraitances socio-juridiquement condamnables, des situations traumatiques passées « qui auront fait faille ou défaillance symbolique dans leurs relations à leurs propres parents » dit René Clément (op. Cit. p.83). L’enfant vient révéler le mortifère, soit la tentative répétitive, de tamponner et lier la part de béance d’un réel et donc d’une jouissance non symbolisée et non cédée que sa venue réactive.

 

Ceci se manifeste aussi, au-delà des actes repérables comme condamnables, par toutes sortes de distorsions symboliques dans leurs relations, mal médiatisées, à l’enfant qui va alors avoir à se détacher d’un trop de poids de dette symbolique non réglée de ses géniteurs, parfois d’ailleurs sur plusieurs générations.

 

 

Quelques remarques sur les déviances

 

La problématique de toute perversion est constituée à partir des avatars de l’œdipe et par rapport à la loi de castration dont le père est le support. La résolution œdipienne a raté, mais le déviant, le pervers, ne sont pas psychotiques. La parole du sujet qui dit métaphoriquement le manque qui la cause reste possible. Elle est celle que le sujet de l’inconscient a à reconnaître comme sienne dans ce qui lui revient du lieu de l’Autre sous forme de message inversé. Mais dit Lacan « Il y faut l’artifice du transfert et de l’analyse pour en permettre le passage ». La résolution œdipienne ratée peut encore se remanier, le pervers reste analysable s’il le décide et le demande, ce qui pour lui toutefois reste peu courant.

 

Dans la déviance, dans les perversions, c’est la dimension imaginaire qui reste prévalente. Il en découle la valorisation de l’image, du paraître, du montrer, du donner le change, du regarder, et du maîtriser aussi. Dans la pensée imaginaire d’ordre magique le regard est censé maîtriser. Pour lui, l’Autre primitif, la mère ou le père idéal imaginaire est resté une puissance non affecté de la castration et de la division subjective inhérente à la condition humaine. Il est tout puissant. Le pervers cherche à donner le change à niant son manque qu’il place en l’autre de la relation. Nous disons qu’il est « TOUT » et « non barré ». En gros son principal problème est que dans ce rapport imaginaire prévalent aux autres qui est un rapport privilégiant l’identification à la relation d’objet d’un degré de symbolisation plus élevé, il est voué soit à se prendre pour celui qui est le phallus tout puissant ne manquant de rien en identification à un Autre TOUT qui ne supporte sadiquement aucun obstacle à sa toute puissance, soit, sur un mode masochiste, à un objet de jouissance d’un Autre maintenu TOUT, avec la perspective de s’y identifier.

 

Pour lui l’Autre n’est pas perçu dans sa dimension de sujet. Il le maltraite en le traitant comme un objet, un simple instrument chargé d’assurer sa jouissance. La résolution œdipienne ratée du pervers déviant est restée dans le déni de la castration de la mère et dans le désaveu de la loi de castration du père. Une loi qu’il défie sous et pour la complicité du regard de la mère. Toutes ces actions perverses sont structurées ainsi, comme maintenant une mère phallique complice qui fait la loi en défiant et désavouant celle du père et qui reconnaît valeur de loi au désir pervers.

 

Que s’est- il passé dans l’évolution ? Face au risque d’impasse imaginaire de la béance angoissante qui se serait ouverte pour le sujet par la prise en compte de la castration d’une mère désirant ailleurs et donc manquante, le drame du pervers déviant ou/et délinquant est de n’avoir pas pu être amené par cette mère à se référer au père en tant qu’agent de la castration et support de la loi. C’est à la loi de la mère qu’il est resté assujetti. Sa mère n’a pas été pour lui médiatrice d’un au-delà d’elle vers le père comme porteur des valeurs et insignes phalliques et donc comme possible idéal du moi de l’enfant soutenant et orientant son désir. La métaphore paternelle qui substitue le père au désir de la mère a raté.

 

La complicité maternelle qui reconnaît valeur de loi au désir du petit pervers, comme si en lui elle trouvait le phallus et ce qui lui manque à elle, fixe le pervers dans son rôle d’objet et de sujet de plaisir, par elle ainsi paré. Les choses étant ainsi structurées, dans cette union phallique imaginaire ils ne manquent de rien. Le père ne les a pas castrés l’un de l’autre. Le pervers tente de faire voir et croire que c’est son désir qui est la loi. Qu’il ne ressent ni culpabilité, ni inhibition. C’est ce désir qu’il exhibe devant l’Autre pour le captiver et partager avec lui le démenti de la castration. Ce qui est contesté et désavoué dans ce spectacle censé être captivant qui met mal à l’aise le névrosé, provoqué, c’est le droit du père à légiférer. C’est sa place de représentant phallique vers qui la mère orienterait son désir, mettant le pervers en écart, confronté à la castration.

 

Dans la perversion, il y a bien angoisse de castration et défense contre la castration, comme dans la névrose. Mais alors que le névrosé avoue son manque à être que son symptôme cache et révèle à la fois, avoue son inhibition ou son impuissance relative, le pervers la dément cette castration.

 

On dit que la névrose est l’envers de la perversion. C’est le démenti de la castration du pervers qui est l’envers de l’aveu du névrosé. Pervers et névrosé ont un rapport inverse à la castration. Non psychotique et donc comme le névrosé séparé de sa jouissance par le symbolique et la parole, le pervers dément son manque qu’il place dans l’autre de la relation pour l’angoisser à sa place et se faire possiblement l’objet manquant, le phallus pour qui il se prend et se fait prendre. Le maître qui veut faire sa loi. Aussi, de cette place subjective du lieu de son identification au phallus imaginaire de la mère origine de la loi, sa demande prend-t-elle la forme de l’exigence et de l’impératif, de l’ordre et du commandement.

 

Plus l’autre est angoissé, plus l’autre apparaît manquant et fragile, plus dans le regard maternel imaginé complice à qui il s’adresse, il se sent conforté dans la maîtrise « « fétichisée » de la jouissance.

 

 

 

                                                                                                                        Michel BERLIN (1)

                                                                                                                     

 



[1] - Psychologue en CMPP,  Psychologue Clinicien, Psychanalyste

[2] - Association de la Cause Freudienne de la Voie Domitienne


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