· 

Crise démocratique et sociale mondialisée, gilets jaunes et effets pervers révoltants d'un ultralibéralisme déshumanisant débridé

Crise démocratique et sociale mondialisée, gilets jaunes et effets pervers révoltants d'un ultralibéralisme déshumanisant débridé.

 

              "Les propagandes visant à faire passer le cours pris par la globalisation économique pour un fait de nature, s'imposant sans discussion possible à l'humanité entière, semblent avoir recouvert jusqu'au souvenir des leçons sociales qui avaient été tirées de l'expérience des deux guerres mondiales. La foi dans l'infaillibilité des marchés a remplacé la volonté de faire régner un peu de justice dans la production et la répartition des richesses à l'échelle du monde, condamnant çà la paupérisation, la migration, l'exclusion ou la violence la foule immense des perdants du nouvel ordre économique mondial."

 

                                                                                             Alain SUPIOT , professeur au Collège de France

      

  

                   

 

 

     

 

 

 

                      La crise actuelle de confiance envers la représentation politique sur fond de souffrance et de révolte sociale en puissance n'est-elle pas un effet structural pervers d'un néolibéralisme dominant et mondialement débridé? Les gens sentent douloureusement bien pourtant, sans toujours pouvoir trouver les mots, les lieux et les organisations pour le dire et le penser, qu’il impuissante et décrédibilise nos démocraties représentatives au profit de plus en plus inégalitaire d'une pseudo "loi" mondialisée, quasi divinisée, mais impersonnelle, "sauvage" et acéphale, d'un « marché » total.  Cette prétendue "loi" est ainsi mise aux commandes déshumanisées d'un ordre mondial érigé en "système", devenu seulement marchand. Celui d’un monde hyper-compétitif qu’elle finit par déboussoler de ses véritables dimensions humaines civilisées à coups redoublés d'austérité et de dérèglementations pour le plus grand nombre aux seules fins d'accroitre les privilèges cupides du "jeu" affairiste d'une toute petite minorité pour qui elle "roule". 

 

 

 

                  Ce néolibéralisme mondialisé s'est édifié et banalisé, comme s'il était "naturel" et irremplaçable, à coup d'influences stratégiques et d'éléments idéologiques de langage diffusés depuis des années. Mais,  à se débrider et se libérer de bien des régulations citoyennes humanistes et politiques par la fonction de tiers garant de l'intérêt public assurée jadis démocratiquement et symboliquement par l’État, il a réussi à prendre structurellement la main sur les pouvoirs démocratiques de justice sociale et d'intérêt public des Hommes qui la lui ont progressivement laissée par "servitude volontaire". Or, il y a là comme un désordre symbolique, en lui-même dès lors violent et traumatisant, qui s'est progressivement et de plus en plus mis en place. Par une sorte d'inversion du sens, du droit et des valeurs,  c'est une soi-disant "loi" impersonnelle et acéphale du "marché", au nom d'une nouvelle religion de l'argent roi qui est voulue et laissée idéologiquement prendre la main sur les lois démocratiques de justice sociale. Celles que les peuples souverains s'étaient données, depuis la Déclaration de Philadelphie en mai 1944 et les dispositions du Conseil National de la Résistance au lendemain de la guerre pour tenter d'assurer, après ces sauvageries guerrières passées et leurs lamentables dégâts humains,  un idéal élevé de protection de solidarité et de paix sociale. Ceci ne manque pas et ne manquera pas de continuer de produire des effets... dans le monde entier.

 

 

 

                      On assiste ainsi par ce renversement mondial des valeurs et repères, dans une dangereuse impuissance démocratique voulue en douce mais pourtant de plus en plus lisible par ses effets, à un démantèlement des protections et valeurs humaines dérèglementées au gabarit idéologique préfabriqué de cette course effrénée à la croissance et au seul profit financier. Cela se déroule dans une lutte déshumanisante à mort pour le moindre coût et le plus de profit. Cette lutte, de structure, pour la meilleure rentabilité possible du capital investi a bien sûr, en guise d'idéal, comme seuls moteurs la domination et la cupidité. Elle va de pair avec la tentative de régresser ainsi à la « loi du plus fort » et à l'extension à tous les domaines d'activité, au détriment de leur sens et de sa valeur, d'une logique (marchande) d'entreprise par le moins de régulation d’intérêt public et humain possible, ainsi que par conséquence à la mise en compétition évaluative épuisante, permanente et stérilisante des uns contre tous les autres. Cette logique, sous vernis de "nouvelle gouvernance", va à l'encontre de tout esprit de solidarité et de coopération, pourtant prouvé depuis longtemps comme plus enrichissant et "productif" par la recherche en psychologie sociale.

 

                    L'effet pervers, de fait désespérément stérilisant et rétrograde, est réel. Il  en est la perte de sens et de valeur des savoirs et savoir-faire professionnels ainsi que la dé-liaison et la division "balkanisante" des citoyens vers du chacun pour soi dans une lutte compétitive mercantile mais infantile mondialisée. Dans cette lutte commerciale où tout est traité comme du "produit", entrent en compétition mortelle pour le moins disant, c'est à dire le moins couteux et le plus complaisant envers le maintien de ce système, jusqu'aux droits, obligations, modes de vivre ensemble, soins, dispositifs d'éducation, systèmes "civilisés" de solidarités et de protection des différents États. Ceux-ci tendent à perdre dès lors au profit anonyme des "marchés" (et de ceux qui en tirent les "ficelles" économiques) leur souveraineté régalienne, et ce qu'ils symbolisent pour vertébrer la société, dans une sorte de grand "souk" prétendument plus ... "moderne" par une autre inversion : celle tout aussi symbolique et pervertissante du langage. Vouloir réinstaurer un ordre du droit moins "sauvage" serait par exemple qualifié de moins "moderne"...par cette "novlangue" politico-économico-énarchique.

 

 

 

                    Vers quel mur (et quels risques d'explosions sociales en contrepartie) sent-on bien tous plus ou moins avec inquiétude et indignation qu'on se dirige ainsi aveuglément s'il n'y a pas d'infléchissement structurel de ce "cap" idéologique ultralibéral mondialisé sur lequel se crispent parfois nos dirigeants. Des dirigeants pourtant de fait systématiquement très rapidement populairement décrédibilisés en France peu après leur élection, depuis le milieu des années 80, par les effets inexorables répétitifs des mêmes causes structurelles, destructrices du sens de vivre, profondément inégalitaires et socialement régressives, qui demeurent politiquement inchangées, voire accentuées pour mieux rivaliser par le bas avec des plus pauvres aux productions moins chères.

 

 

 

 

                  Aussi, derrière le manifeste du symptôme de retour du refoulé de l'actuel mouvement des gilets jaunes exprimant en France la violence symbolique de l'indignité des effets de "jungle" sauvage inacceptables dont ils sont victimes, l'analyse du sens profond sous-jacent nous amène à le penser. Ce mouvement n'est-il qu'un prélude à des réactions mondiales en chaîne à venir?

 

 

 

 

 

                 N'entendre et ne traiter que le manifeste par du bricolage politique de replâtrage grossier correctif ici et là de quelques détails, sans changer structurellement le fond et le "cap", ni réintroduire l'humain, ses lois d'intérêt général public et sa véritable et complexe psychologie profonde au cœur des préoccupations politiques, comme il semble que s'oriente le pouvoir "moderne" depuis plusieurs élections de droite comme de gauche, où la loi du marché et des marchands prend le pas sur celle de l'Homme, ne serait que dilatoire et méprisant... Ça le serait en effet vis à vis du surgissement à terme d'une inévitable réaction humaine d'indignation des peuples méprisés et humiliés, pourtant en principe démocratiquement souverains, au fur et à mesure qu'ils réaliseront qu'ils sont injustement symboliquement opprimés dans leurs droits, leur dignité et leurs aspirations profondes. Cette indignation douloureuse qui sourde, est d'autant plus risquée pour la démocratie qu'il s'avère, par effet significatif même de l’inversion de l’ordre symbolique du droit  introduit, y avoir de moins en moins de courants de pensée philosophiques et politiques organisés et susceptibles de porter et fédérer ces aspirations en faisant lien ("Philia" « Eros ») et donc tiers garant et de moins en moins de contre-pouvoirs crédibles face au règne narcissique désespéré, désordonné et discordant ("Neikos", « Thanatos » générateur de haine et de violence) d'un certain "chacun pour soi". Cette « indignation » couve depuis le début et ne cesse de monter en pression à plus ou moins bas bruit.

 

 

 

 

 

                  Car, vue la déconstruction programmée des pouvoirs de régulation démocratique équilibrante et son corollaire d'inversion des normes découlant du fait de la prévalence de la (sainte) "loi" du marché et donc du marchand  sur celle des Hommes et des États, apparaît de plus en plus visible le masque d’une nouvelle "caste" dominante privilégiée qui s'est façonné l'ordre marchand d'un monde à ses seules mesures.

 

 

 

                 Elle s'est entourée de toute une cour oligarchique qui la sert en faisant croire à coups de communication, l'austérité, la servitude, l'insécurité, la précarité, le travail d'un hommo-économicus-marchandise, "flexible" et "précaires" de façon ultracompétitive et concurrentielle.

 

 

 

                 Comme si c'était là, in fine, le subterfuge d'un pseudo idéal mercantile manichéen mis en place de "ressort" de substitution des véritables idéaux proprement humains, passés à la trappe. Il s'agit bien d'un détournement. Il se fait au profit réducteur chosifiant d'une seule "gestion" managériale comptable, marchande et instrumentalisante pourtant psychologiquement néfaste et contre-productive. Ce n'est plus le gouvernement ou la direction mais bien la "gestion" qui s'étend dès lors au détournement instrumentalisant vers la logique mercantile de tout ce qui est art, droit, médecine, sciences humaines et à terme humain.

 

 

 

                     Il y a bien là effet pervers aliénant et déshumanisant de cet ultralibéralisme financier et mercantile globalisant.

 

 

 

                   Et il s’agit bien de maintenir et consolider coute que coute ce système pourtant craquelé sous l’alibi idéologique d’une nécessité inéluctable "naturelle" qui serait "bonne" (pour qui?) mais qui s'avère de fait conduire pourtant de façon suicidaire à la douloureuse démotivation de tous, à la perte de sens et au pillage destructeur des ressources naturelles et humaines.

 

 

 

                       Un professeur du collège de France, Alain Supiot, spécialiste en droit social et auteur d'un livre intitulé : " L'Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au monde total" (seuil 2010) éclaire cette dérive en dénonçant les dégâts causés par la déréglementation néolibérale.  Nos démocraties, perdant la main et la confiance des peuples, sont dès lors en crise. Les peuples se sentent déshumanisés, trahis et asservis à une loi perverse qui ne fait pas idéal. Il y a désenchantement généralisé. Et de la souffrance du délitement social et politique de ce creux peuvent naitre tous les excès.

 

 

 

                     "Réformer ne consiste pas à s'adapter à l'injustice du monde" écrivait-il en guise d'avertissement. "Liquider toute espèce d'interdit au nom de la liberté économique ne peut qu'engendrer l'écrasement du faible par le fort et ouvrir les vannes de la violence" ajoutait-il.

 

 

 

                     En effet, ériger la liberté d'aubaine de quelques plus forts ultra-minoritaires, de dérèglementer et d'inverser les normes de toute l'organisation civilisationnelle et sociale du vivre ensemble des humains qui faisaient, depuis les règles établies à Philadelphie et par le Conseil national de la résistance au sortir des deux dernières guerres mondiales, démocratiquement quelques obstacles, en position tierce,  à leurs meilleures et plus rentables "bonnes" affaires de dominants, ne manque pas de produire des effets pervers de désordre symbolique du réel recul démocratique, social, psychologique et civilisationnel entraîné.

 

 

 

                  Si le symbolique (qui régit nos rapports inter et intra individuels selon la psychanalyse et la sociologie) ne peut plus structurellement faire tiers pour assurer les différences, les égalités et les identités, régler ainsi les rapports intra et inter-psychiques et sociaux, on tombe dans la maladie individuelle ou sociale du désordre régressif et "sauvage" des rapports imaginaires de domination et de violence.   Les différents coups d'un véritable rouleau compresseur austère de la soi-disant nécessité d'une pseudo "modernisation en marche" depuis la deuxième période Mitterrand, ont de fait accentué les inégalités, expatrié notre industrie, précarisé le travail en diminuant son revenu par rapport à celui du capital, déconstruit nos protections sociales, dévalorisé in fine l'humain et ceux qui le prennent en compte dans ses réelles profondeurs autres qu'apparentes et quantifiées, décrédibilisé et impuissanté les corps intermédiaires et la classe politique, représentants démocratiques de la souveraineté du peuple et garants de l’idéal républicain de justice sociale, de liberté et de dignité.

 

 

 

                 Ces effets de structure d'un ultralibéralisme mondialisé triomphant s'inscrivent en interaction contemporaine avec une certaine crise et donc chute de l'opérativité du symbolique représenté par la fonction paternelle ( et par extension symbolique de l’État "tiers garant" du droit, des institutions, de la cohésion identitaire et de la prévalence de l'intérêt public sur les privilèges particuliers) et son pouvoir d'opérer des "nouages" psychiques aussi bien dans les têtes que par extension sociales entre les personnes, les groupes et les institutions aux fins d'assurer la transmission de repères et de valeurs et de mettre au travail de structuration supérieure les désirs et les idéaux individuels et collectifs, au-delà du court-circuit narcissique des images, des paillettes trompeuses et des apparences simplistes et "mesurables" qui tendent, par dérive vers le bas ou  la domination de l'autre, à être de plus en plus valorisées de nos jours. De nos jours en effet c'est la "sainte" mais réductrice religion de l'évaluation chiffrée sur le modèle de la "marchandise" appliqué aux hommes, à leur savoir, savoir-faire professionnel et travail, cette nouvelle mode stupide de gouvernance "gestionnaire" faisant l'économie de tout véritable savoir scientifique et professionnel, qui tend à faire pratique religieuse autour d'une sorte de Dieu argent et d'institution-entreprise. Or, on sait en psychologie et particulièrement en psychanalyse, que ce qui n'a pu être individuellement et socialement symboliquement "noué", "fédéré", "organisé", socialisé des « basses » pulsions, dites partielles car morcelantes de l'Homme (dans quelque chose de plus unifiant et élevé de l'ordre du désir des idéaux faisant lien social),  fait, tôt ou tard, retour discordant et violent comme réel.... Un réel de crise identitaire, de découragements dépressifs et donc aussi de façon réactionnelle de repli de violence et d'éclatement que nous entrevoyons pointer ici et là.

 

 

 

                   Ça marche aussi bien au niveau individuel qu'au niveau des groupes sociaux...

 

 

 

 

                   Si l’on continue de suivre voire d’accentuer, sans le changer comme c’est le cas depuis les années 80, le « cap » ultralibéral de l’ordre symbolique inversé du droit social et du pouvoir politique en subordonnant les lois et obligations d’intérêt public aux intérêts privés privilégiés et ultra-minoritaires des caprices d’une soi-disant loi du « marché » et du profit, nous courons assurément à terme au risque réactionnel d’un retour de bâton de remplacement de la violence "sans lois" d'une actuelle dictature systémique financière dont l'injustice et le désordre divisent, oppriment, frustrent, humilient, révoltent ou démobilisent. Ça ouvrira alors tôt ou tard la porte réactionnelle à d’autres dictatures d'un autre ordre, moins anonyme, mais peut-être encore plus directement  asservissant et dominateur ....

 

 

 

                    C'est ce que nous enseignent à la fois l'Histoire selon laquelle l'humiliation des hommes a toujours constitué le terreau du totalitarisme et l'observation actuelle, ici et là dans des pays voisins, du douloureux repli narcissique réactionnaire entrainant la montée collective en puissance, illusoire mais symptomatique, des extrémismes totalisants....

 

              

                     Qu'ils soient à prétexte religieux, politique, économique ou populiste.

 

                                                                                                                                                                                           Michel Berlin

 

 

 

Éléments de bibliographie :

 

1- L'essence du néolibéralisme par Pierre Bourdieu (https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609)

 

2- La nudité du pouvoir par Roland Gori ( Les liens qui libèrent 2018)

 

3- L'esprit de Philadelphie - la justice sociale face au marché total - Alain Supiot - Seuil 2010

 

 "C'est à Philadelphie, le 10 mai 1944, qu'a été proclamée la première Déclaration internationale des droits à vocation universelle sous le titre de Déclaration concernant les buts et objectifs de l'organisation internationale du travail (OIT). Adoptée quelques jours à peine après le débarquement allié en Normandie, cette déclaration fut aussi la première expression de la volonté d'édifier au sortir de la Seconde Guerre mondiale un nouvel ordre international qui ne soit plus fondé sur la force, mais sur le Droit et la justice".

Elle affirmait que :

    a) "tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec les chances égales;

    b) la réalisation des conditions permettant d'aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale"


Elle fut suivie quelques semaines plus tard par la conclusion des accords de Bretton Woods, puis l'année suivante par la création de l'ONU et enfin par l'adoption en 1948 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme....Il s'agissait donc d'un texte pionnier qui entendait faire de la justice sociale l'une des pierres angulaires de l'ordre juridique international..."
"Les propagandes visant à faire passer le cours pris par la globalisation économique pour un fait de nature, s’imposant sans discussion possible, semblent avoir recouvert jusqu'au souvenir des leçons sociales qui avaient été tirées à Philadelphie de l'expérience des deux guerres mondiales."

 

 

 

 

 

 

 

 

Écrire commentaire

Commentaires: 0