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Pourquoi les Russes ne remettent-ils pas en cause la propagande du Kremlin?

 

 

 

Pourquoi les Russes ne remettent-ils pas en cause la propagande du Kremlin ?

 

 Résumé : Malgré les désagréments apportés, les dangers encourus, les pertes humaines subies et la violation agressive de souveraineté qu’elle constitue, les Russes ne remettent pas en cause la propagande du Kremlin justifiant leur guerre contre l’Ukraine. Pourquoi ? C'est parce qu'ils en jouissent!  C’est parce que dans le système totalitaire qui les fait marcher au pas « comme UN » et qui les tient ensemble ainsi zombifiés dans une "grandeur" imaginaire idéale, la désinformation de propagande a constitué l’illusion groupale nationale, sorte de Moi Idéal commun qui fait lien identitaire narcissique collectif compensant l’angoisse de risque de perte de repères et d’effondrement par ailleurs systémiquement suscitée.

 

 

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Malgré le mécontentement grandissant des épouses des mobilisés qui demandent au président Poutine l’amélioration des conditions de vie des soldats, malgré le mécontentement des mobilisés sur leur équipement militaire indigent et leurs conditions de vie et de combat, malgré le chagrin des mères et épouses de très nombreux soldats tués, la réalité est impitoyable : la plupart des Russes continuent parait-il à croire la propagande massive des médias officiels contre l’Ukraine et l’Occident. Ils ne remettent pas en cause l’agression militaire et l’envahissement de l’Ukraine en violation de sa souveraineté territoriale.

 

On se demande pourquoi.

 

Je voudrais apporter ici quelques éléments d’analyse en guise de contribution. Dans l’article précédent je disais que les mensonges et la désinformation comme pratiques politiques de propagande (1), contribuent au brouillage du sens, c’est-à-dire de l’ordre symbolique comme support et moyen de la pensée. Ils tendent à réécrire le réel de façon imaginaire et complaisante, en une sorte d’épopée épique clivante. 

 

 

En ce sens, pratiquer à grande échelle la désinformation et le mensonge, sous forme d’éléments de langage constitués en propagande d’Etat (1), c'est contribuer à déstabiliser les équilibres sociaux pour renforcer, réunir et mobiliser les foules et les peuples par la promotion d'une illusion narcissique groupale totalisante contre tout le reste. Cette illusion s’édifie en un hyper-ego collectif idéal qui restaure et flatte certes l’orgueil groupal ou national, mais c’est aussi jouer psychologiquement avec le feu.

 

Car les individus endoctrinés tendent, par leur mise à un pas mental commun fait du rejet diabolisé de tout ce qui serait Autre, y compris et surtout au départ en soi, à se démobiliser sur un mode hypnotique robotisé, amputés qu'ils deviennent, par cette identification collective instrumentalisée, de ce qui fait, en tant qu'Autre intérieur conflictualisé mais dynamique, leur humanité sensible, leur esprit critique et leur "âme" profonde (2). Toute chose intérieure qui leur permettait et leur permettrait de mieux vivre et penser singulièrement par eux-mêmes, y compris différemment et de façon peut être certes douloureuse et conflictuelle, mais surtout vivante. Toutes ces choses intérieures vivantes et vivifiantes sont rejetées comme différentes et mauvaises par évacuation projective commode purifiante sur un ennemi extérieur bouc émissaire. Cet ennemi, l’étranger miroir repoussant de toutes les projections est dès lors présenté et perçu comme hostile et menaçant, pour mieux pouvoir marcher, sous ce nouvel uniforme mental identitaire purifié et déresponsabilisant au pas "comme UN". Celui qui constitue dès lors le système sectaire ou totalitaire.

 

Autrement dit, bien jouer du pipeau, ça fait peut-être, mieux marcher gaillardement les files hypnotisées en un pas d’ensemble dont un leader charismatique peut dicter le tempo, mais seulement le temps d’avant qu’elles ne sombrent en masse zombifiée dans l’eau noire du fleuve…où elles sont conduites par cette action in fine mortifère. On sait bien qu’à trop s’admirer dans le miroir Narcisse finit par en tomber à l’eau et se noyer ! 

 

Car délaisser la réalité au seul profit de l’imaginaire contribue à un brouillage social du symbolique, donc du sens et des repères. Ça comporte des risques d’effets affaiblissants démobilisateurs voire destructeurs pour le bon développement de la pensée et de l’esprit critique et donc aussi pour celui du développement subjectif d’une psychologie individuelle « épanouie » des membres d’une communauté ainsi endoctrinés et instrumentalisés sur un mode sectaire.

 

 

Le risque dépressif de démobilisation passive à vivre est renforcé par le désordre de la zizanie mentale, sociale et politique que sèment par stratégie d’emprise tous ces brouillages du sens et des repères.(2) Dans l’insensé désorientant de ce contexte stratégique, alors, l’alternative sectaire de la mise en place artificielle d’une hypertrophie « nationaliste » et « contra dépressive » de l’Ego collectif faisant illusion, et portée par un « homme fort » qui tirerait seul les ficelles de ses marionnettes, véritable Gourou Sauveur  incarnant l’idéal promis, peut plus facilement se « vendre », comme remède et solution. Cette « solution », bien qu’au prix de décérébrer,  apparaît l’emplâtre qui « sauve » du mal-être.

 

C’est ce qui se produit dans toute communauté totalitaire fonctionnant par le partage fédérateur orgueilleux populiste que propage une même illusion groupale.

 

Cette idéologie propagandiste mise en « comme Un », tient lieu de lien identitaire idéal commun (Moi Idéal comme UN selon Freud), promouvant l’illusion flatteuse de la restauration narcissique attendue de la force et de la grandeur des « Uns », les idéalement tout « bons » et tout « gentils » ainsi fraternellement unis et renforcés dans leur orgueil jouissif contre les « autres », les tout « mauvais » et « méchants » diabolisés et déshumanisés en tant que miroir des projections évacuées du mauvais intérieur de l'ensemble et de chacun. Ce sont des boucs émissaires sur lesquels la « comme Unauté » idéalisée peut se purifier de la culpabilité de ses turpitudes et mauvais penchants, sans avoir à les prendre en compte pour les « travailler ». Mais du coup elle est amputée, comme sous l'effet d'une drogue abrutissante, d'une partie vivante et évolutive de sa dynamique subjective interne. 

 

Le groupe, le peuple ainsi idéalement « soudé » autour d’une même illusion grandiose se sent plus fort. Il retrouve collectivement un état imaginaire infantile passé de bonheur perdu, celui du stade de développement où l’enfant se sentait imaginairement « tout puissant » de se prendre pour ce qu’il voudrait être : l’enfant merveilleux et le seul objet d’amour et de désir de sa mère. Son petit « phallus » princier en quelque sorte. 

 

Ce lien de groupe unificateur idéalisant que met en place l’idéologie collective par la propagande s’effectue donc par la mise en commun (comme UN) intériorisée d’un même bon objet d’amour idéalisé (l’idéologie identitaire portée par le leader/dictateur à coup de propagande) et par le partage unifiant d’un comme Un ennemi, mauvais objet de haine meurtrière et de rejet hostile (l’Autre).

 

L’Un totalisé et renforcé reste ainsi clivé et amputé d'une partie active en lui (2) et purifié des tourments de cet Autre (inconscient) intérieur, menaçant, projeté et rejeté. On est bien là dans une logique collective de type paranoïaque.

 

On voit bien depuis longtemps que Vladimir Poutine cherche, comme il ne s’en cache pas d’ailleurs, à « purifier » son pays en rejetant et détruisant tous ceux qui ne viendraient pas renforcer, en la partageant, l’unité de son illusion idéologique de grandeur. C’est du Trump : « make Russie great again » à la sauce Poutine qui flatte l’orgueil blessé.  Un peu comme si l’Italie, prétextant se sentir humiliée de la perte de sa grandeur passée, se mettait en tête de revendiquer le retour à l’empire Romain…Ou la France à celui de Charlemagne !

 

Pour les Russes, hypnotisés par la propagande mythique qu’ils doivent redevenir le grand et fort peuple « tout bon » qu’ils étaient avant l’effondrement de l’URSS dont les « tout mauvais » à détruire, les Nazis d’Ukraine et l’Occident agressif menaçant qu'on leur fait voir dans le miroir de leurs projections, seraient seuls responsables, ils ne peuvent donc que marcher massivement à ce pas idéologique qui les identifie et les unit fièrement.  Eprouver, comme chez tout groupe en mal d'autocratie totalitaire, le sentiment purificateur de leur grandeur par le partage d’une haine commune envers un ennemi diabolisé, constitue et renforce l'hypertrophie contra humiliante et dépressive de leur Ego collectif national identitaire blessé et empêche la remise en cause de la propagande conquérante et belliqueuse du Kremlin qui risquerait imaginairement de les affaiblir vers un nouvel effondrement.

 

Le cercle vicieux totalitaire, c’est le cas de le dire, est ainsi bien bouclé pour que ça tourne en rond et s’auto-alimente.

 

Sauf à ce que ce disque mortifère puisse se fissurer un peu.

 

Sauf risque individuel d’accepter d’ouvrir la fenêtre vers l’autre pour laisser entrer un peu d’air frais. Celui d'une autre information que celle de l’idéologie de propagande.  Sauf donc à écorner l’illusion de la Grande Totalité Idéale du cocon idéologique unificateur pour se risquer, depuis la mise en travail de la « faille » sensible de l’humain en soi, à percevoir, reconnaître et accepter cet autre extérieur dans la réalité autonome de son extériorité et de sa différence. Le faire à partir du réveil hypnotique et de l'ouverture vers cet Autre « pas tout » et sensible en soi, celui qui divise le Moi et active sa faille féconde créatrice.  Mais aussi celui qui, ne marchant pas systématiquement au pas identitaire du credo fanatisant d’un hyper Ego collectif totalisant et moutonnier, permet de s’ouvrir à l’autre, son alter égo Ukrainien ou Occidental. Un autre, humain, à respecter dans la réalité de sa liberté, de son autonomie et de sa différence, un autre à priori pourtant ni hostile ni menaçant.

 

 

Mais c’est là une autre histoire … à construire et peut-être … à venir.

 

Michel Berlin

                                                                                                                                                                                                            26/11/2022   

 

                                                                               

 

 

(1)     https://www.sfsic.org/aac-publication/lart-du-mensonge-propagande-et-desinformation/

(2)     https://desk-russie.eu/2021/10/22/la-destruction-des-ames.html/