La servitude volontaire : une violence symbolique


 

 

La servitude volontaire : une violence symbolique

 

 "Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres." Étienne de La Boétie.

 

"J'ai reconnu le bonheur au bruit qu'il faisait en sortant". Jacques Prévert

 

 

 

 

Juste une petite réflexion que je vous livre aujourd’hui. Elle est sur la notion de servitude volontaire extraordinairement bien analysée et développée déjà en son temps par Etienne de La Boétie.

 

Souvenez-vous c’était le grand ami de Montaigne.

 

C'est on ne peut plus actuel par la justesse de vue qui s'y dessine.

            

J’ai été amené à activer ce qui bien sûr était en moi comme question au travail sinon je n’en parlerai pas. J’avais travaillé, dans un article, sur ce que je range dans la même catégorie et que j’avais intitulé « L’illusion totalitaire ; une passion de l’instrumentalité ».  Cette activation s'est produite en surfant ce matin sur Internet à partir d’un blog du journal Le Monde, intitulé (1) « Il est 5 heures, dernière chance pour être enfin la personne que nous rêvons tous d’être ».

 

Ça m'a renvoyé au double marché de dupe d'une certaine servitude volontaire consistant à "devoir" se soumettre aux canons d'une prescription idéologique mercantile (le "marché" du bien-être ou du bonheur) en vue d'un bonheur prêt à porter, qui telle l'élixir du bon docteur Folamour, bonimenteur de talent, nous ferait atteindre à peu de frais le moi idéal jouissif qu'elle nous aurait de plus forgé...

 

 

 

  

L’article nous dit qu'il "s'agit de la dernière lubie de la tarte à la crème d’un soi-disant développement personnel ". En effet, celui-ci prétendrait nous aider à devenir enfin cette personne heureuse, efficace en toute circonstance, compétitive et sans complexe, que nous rêverions tous d'être, pour nous rapprocher encore plus d’un idéal imaginaire attendu (par qui ? et pourquoi ?voir sur ce blog même ce que m’évoque le mot d’ordre « décomplexé » (1)), de performance et de rentabilité.

 

 

 

               C'est cet « idéal » à atteindre que, par idéologie élevée à la dignité d'une religion néo-libérale, l’exigence productiviste commerciale mondialisée de notre société « moderne » nous a mis dans la tête à titre de « servitude volontaire ». Elle l'a fait à coup d’évaluations à tout va et à coup de compétitions interpersonnelles féroces par lesquelles en fin de compte le sens profond du travail de l'homme, celui qu'il est fier d'accomplir qui le valorise et par lequel il engage sa subjectivité et donc met en œuvre sa motivation profonde et authentique, en vient à s'estomper. Il y perd son sens par réduction "managériale"  à son apparence comptable, selon une logique d'entreprise commerciale indûment étendue à tout secteur, dans un chiffrage insensé qui finit par être pris pour finalité (2). Si ce chiffrage réducteur camoufle certes l'incompétence des chefs (on dit plutôt de nos jours, c’est plus « mode » et « vendeur » : des « managers ») en facilitant son "pilotage", il ne peut que désabuser et dévaloriser de plus en plus le professionnel sérieux et compétent réprimé dans sa subjectivité et ses motivations profondes. Celui-ci, jadis reconnu dans la libre mise en œuvre de son savoir et de son savoir-faire professionnel ainsi que de son savoir-être, était jusque là amoureux d'un travail valorisant dont il était fier de l'utilité sociale. Mais voilà...cette logique marchande purement comptable ...élevée au rand d'idéologie à tout faire et mesurer pour seulement mieux gouverner et plus gagner est venue changer, voire pervertir le sens des choses et des valeurs.

 

 

 

              Qu'on soit policier, enseignant-chercheur, psychologue, médecin, infirmier, éducateur, enseignant, magistrat, juriste, journaliste, ingénieur, technicien, vendeur : il faut avant tout et donc surtout "faire du chiffre". C'est donc "le chiffre" et la soumission au dogme idéologique d'une seule logique "acéphale", inhumaine mais simpliste : celle du "marché", qui tendent à prendre le pas, en tant que nouvelles finalités facilement "évaluables", sur les objectifs humanistes, les savoir-faire et savoir-être des professionnels du service aux personnes.

 

 

 

 

 

  

 

Cet "idéal" objectivé de paraitre à atteindre, selon la logique "marchande" de cette nouvelle "religion" comptable qui pervertit de nos jours tout exercice professionnel au service de personnes réduites à des "clients" consommateurs, c’est une des définitions possibles de ce qu’on appelle le « Surmoi » dans sa version imaginaire de "moi idéal" politico-social. Il vient, on l'a compris, en lieu et place du sens (symbolique lui et porteur du désir, idéal du moi et non plus moi idéal) dans lequel se reconnaitrait et trouverait sa valeur et sa motivation le sujet. Il vient donc aussi à la place régressive des Idéaux du Moi individuels et sociétaux. Ces derniers sont passés à la trappe derrière les seuls chiffres productifs et monétaires. Et le "surmoi" on le sait : c'est féroce, ça exige et même, comme l'a dit et développé Lacan, ça jouit de cela. Une exigence de mise en esclavage du sujet au prix de l'illusion d'un moi renforcé,  Mais paradoxalement d'un moi de plus en plus embrigadé dans la servitude et donc aliéné.

 



 

  

 

Là, en l’occurrence, comme je l’avais analysé dans « la passion de l’instrumentalité (1) » à propos de ceux qui se mettent à jouir de leur obéissance zélée visant à servir avec empressement, un pouvoir, une cause totalitaire intériorisée (comme par exemple les tortionnaires nazis ou les djihadistes terroristes), il s’agit de renoncer à ses désirs propres (et à la division conflictuelle, anxiogène, problématique et coupable qu'ils entraineraient) par amour et par narcissisme. Pour se faire "bien voir"comme on dit, c'est à dire conformément à l'intériorisation comme idéal personnel des attentes de l'autre mis en position de pouvoir. En effet, l'axiome en est que finalement "Tout pouvoir ne vit que de ceux qui s’y résignent". Et là il s'agit de façon néanmoins responsable, puisqu'on y est pas pour rien dans ce qui nous arrive comme servitude,  de tirer valeur narcissique, contre l'authenticité de son désir et donc par distorsion subjective dont le prix reste à payer, de se faire le propre esclave de son intériorisation surmoïque tyrannique. Et de jouir sur un mode quasi masochiste de cet esclavage consenti et même volontairement recherché.... au prix de céder sur sa subjectivité responsable et ses désirs.

 

A un certain niveau, notre société de consommation, est en train de vivre dans la morosité d'un certain désenchantement ce genre de choses. Mais pour autant, ce désenchantement même, est peut-être signe d'espoir. Car il marque peut-être le bord d'une rupture naissante et la perspective d'un passage vers une restructuration vers un autre type d'organisation politico-sociale où, quitte à y laisser quelques plumes narcissiques, chacun pourrait d'avantage y retrouver son identité, sa subjectivité, de la motivation et une valeur propre donc. Bref une société plus humaine dans ses objectifs et s es valeurs... A voir!

 

 

 

Mais pour l'heure la prise de tous dans cette servitude volontaire qui nous plombe et plombe notre économie aussi, ça laisse songeur, non? Il s'agit en fait de renoncer à soi-même et de céder à la "facilité" apparente de la servitude...Car ces attentes de l'autre, dans notre logique "marchande" néolibérale dominante, c'est de désubjectiver et déresponsabiliser au maximum l'agent de production pour tendre à en faire idéalement, nouvelle façon de le prolétariser, un "automate" (Gori (3) Conférence : La crise de la psychanalyse) de plus en plus performant. C'est au prix de sa soumission volontaire à des règles de "bonnes pratiques" et à la "protocolorisation" de ses compétences, savoir-faire et savoir-être professionnels ainsi sacrifiés sur cet autel. Il s'agit là, de fait, d'une véritable violence symbolique faite au sujet.

 

 

 

Dès lors, cette distorsion de soi-même se paye sans doute un jour ou l'autre ...d'une façon ou d'une autre. Après, on feint de s'étonner qu'il y ait une recrudescence des "burn out", des dépressions chez des professionnels-citoyens de plus en plus désabusés parce que défaussés d'eux-mêmes par l'intériorisation de cette "servitude volontaire".

 

  

 

Un Moi idéal d'ordre narcissique, est enfin renforcé par une identification qui pulvérise tous les « complexes », les insuffisances, les conflits et les « inhibitions », avec leur lot d'angoisse, qui sont le malheur banal quotidien de tout un chacun. C’est-à-dire par l’intériorisation d’une cause, érigée en idéal narcissique et faite sienne, contre le désir et sa nécessaire singularité. C’est la composante moi idéal narcissique du surmoi. On devient par amour, c'est à dire pour se faire aimer, ce que veut l’autre … de soi, c’est-à-dire aussi par amour de lui mis en soi à titre d’idéal narcissique. On devient ainsi esclave de soi, mais d'un soi idéal qui exige et commande la servitude en contre-partie de cette "jouissance".

 

 

 

C’est donc là le mécanisme d'une « servitude volontaire » qui peut conduire à tous les excès, à toutes sortes de saloperies tant contre les autres que soi-même, comme on le sait par l’étude du fanatiste meurtrier et « martyr »  qui se fait exploser avec "fierté", du nazi tortionnaire mais bon père de famille, des terroristes et fondamentalistes religieux. Ils sont tous exaltés par leur embrigadement soumis mais glorieux à une idéalité qui les commande et, au prix de céder frileusement sur leur authenticité subjective, leur épargne le sentiment de responsabilité qui va avec l’assomption de la condition de sujet, c’est-à-dire de celui qui ne recule pas devant la mise au travail de symbolisation de sa castration… « Faire de sa castration sujet » comme disait Lacan, c’est l’envers du repli dans la servitude volontaire.

 

  

 

Du coup donc, je suis allé relire l’essai de La Boétie sur la servitude volontaire. Et, chemin faisant, je suis tombé sur ce court extrait d’un article de Philippe Sollers, que je livre tel quel et sans autre commentaire à votre réflexion sur ce que nous vivons actuellement.

 

  

 

   Le voici !

 

  

 

« Il y a un livre, à mon avis, qu’il faut relire d’urgence, la Servitude volontaire de La Boétie. On y trouve formulé pour la première fois, d’une façon décisive et périodiquement oubliée, l’axiome suivant : " Tout pouvoir ne vit que de ceux qui s’y résignent. " On agite toujours le fait que le méchant serait à l’œuvre, à l’insu des peuples ou contre eux, sans qu’ils participent le moins du monde à ce qui leur arrive : comme si, les intellectuels n’avaient pas décidé de baisser les bras, voire de ne pas se battre. La servitude volontaire insiste pourtant sur le fait que le tyran, quel qu’il soit, si on cessait de le soutenir, s’effondrerait de lui-même. Supposons que ce qu’on a appelé " la gauche ", dans toutes ses composantes et ses histoires souvent dramatiques, parfois glorieuses, soit structurée masochistement : le surmoi lui dit à l’oreille de l’inconscient : " Tu jouiras de perdre, car c’est la seule voie qui te soit offerte imaginairement pour jouir. " Ça jette une lumière sur ce qui peut arriver dans certaines périodes de l’histoire - à considérer simplement l’hexagone (mais tout est lié). »
Philippe Sollers, " Contre le masochisme " Novembre 2002.

 

  

 

  Je vous invite, là  aussi, à laisser aller vos pensées …et à oser faire tous les rapprochements multiples d'ordre personnel, politique, électoral, social, religieux qui vous viendraient dans ce cas-là ...

 


                                                                                                                                                                                                                        Michel Berlin


                                                                                                                                                                                                                        Michel Berlin

 

 (1) Michel Berlin - Pepsychoblog - Vous avez dit décomplexé

 (2) Roland Gori -  Intervention publique - La bureaucratie des évaluations

 (3) Roland Gori - Conférence -   La crise de la psychanalyse

 

 

 

 

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